CHAPITRE 1
À la recherche de l’origine
– Errare humanum est ? le collège des juges pivota ses cinq têtes dans un échange de regards chargés d'une perplexité cosmique. Venez-en au fait, cher maître de la défense, au fait, vous dis-je. Nous n’en sommes pas encore aux plaidoiries…
Je gardais le silence et triais machinalement dans la chemise posée devant moi les pièces que j’avais rassemblées. Je me trouvais dans l'incapacité totale de me concentrer sur la manière d’en venir réellement au fait. Toutes mes brillantes idées s’étaient envolées d’un coup. Je voulais faire des étincelles et voilà que j’échouai comme le dernier des cancres. Figé débout, cherchant les mots, je me détestais moi-même tout autant que ces bustes vivants en perruques blondes émergeant de derrière leur imposant bureau en noyer. En les observant je ne pouvais m’empêcher de penser au dragon gorynytchi. Alors que la voix de trompette qui sortait de « gorynytch » poursuivait son laïus «…les modifications de la législation stipulant qu’en cas d’un meurtre ou d'actes ayant entraîné la mort, supposés liés à l’utilisation de technologies nouvelles, la présence du corps de la victime n’est nullement requise pour les qualifier de crime. De sorte que, cher maître de la défense, votre hypothèse bâtie sur l’absence d’élément matériel de l’infraction ne répond pas à la logique la plus élémentaire ».
La tête centrale, la plus importante et la plus hostile aussi, jeta de nouveau un œil à gauche puis à droite, et, s’étant assurée du soutien général, éructa :
– Ce qu’est le propre de l’homme, nous le savons. Pour autant cet argument ne disculpe pas le prévenu et n’explique rien…
Ne disculpe pas et n’explique pas ! Je ne pouvais, hélas, qu’être d’accord sur ce point.
Mais le mystère né d’une erreur microscopique, qui s’était glissée dans les calculs d’un physicien-prodige pour constituer le motif de la présente affaire pénale, ne me laissait pas en paix. J’étais fasciné par l’esthétique obsédante de cette idée, et mes pensées ne cessaient de tourner autour de la célèbre phrase de portée universelle : errare humanum est.
Du reste, le plus drôle était qu’à cet instant précis je débattais non pas avec la cour, mais avec moi-même, en proie à une sorte de délire, couché sur un châlit métallique dans une cellule vide, quelque part à l’intersection des 45°, 50’ et 2’’ de latitude nord et 2°, 20’ et 23’’ de longitude est. Il en résultait que l’idée de l’erreur s’appliquait davantage à mon propre malheur qu’à celui de mon client, à l’origine de tout cet imbroglio. Et ce tout particulièrement après le départ du capitaine, qui une fois son premier interrogatoire achevé, avait quitté ma cellule de son odieuse démarche féline pour me laisser seul face à l’incertitude au milieu du temps suspendu… A l'évidence je m’étais aussi trompé dans mes calculs, car, en dépit de mon immunité d’avocat, j’étais condamné à mener la misérable existence d’un prisonnier.
Je me retournai sur l’autre côté sur ce lit inconfortable et m’efforçai de me concentrer sur autre chose. À défaut d'un avenir clairement prévisible, j'eus envie de creuser un peu plus le passé pour tenter de remonter à l’origine de toute cette histoire abracadabrante, ne serait-ce qu’approximativement. Mon regard errait sur le crépi rugueux du mur. Les séquelles de mon mal de tête donnaient à mes sensations une théâtralité métaphysique : le crépi flottait devant mes yeux et composait des tableaux abstraits, à croire que la structure moléculaire des briques des murs de prison comporte des hallucinogènes ou des fragments de la pierre philosophale. Où que ma pensée m’entraînât, tout me ramenait à un seul et même point, à quelque cinq-six centimètres au-dessus de la prise électrique. Et là j’étais aussitôt renvoyé quelques semaines en arrière, vers ce vendredi d’août où Adèle m’avait déconcerté par une question saugrenue. Je ne sais pourquoi, mais il me semble que c’est précisément elle qui avait tout déclenché.
« Tu t’ennuies ? »
Voilà quelle était la question de ma femme, fichée comme une écharde dans ma mémoire.
Incrustée insidieusement, elle avait alors déchiqueté la surface délicate du staccato quasi musical « salut-salut-comment-va-ça-va-rien-d’spécial-quand-viens-tu-bientôt » comme un matou affamé qui dévore un jambon.
Avant cette question, la phrase avait déjà résonné cinq fois, et à chaque nouvelle reprise notre rencontre semblait de plus en plus proche ! Chaque fois qu'elle avait été renouvelée, le sens du dernier mot « bientôt » prenait plus d’importance. Mais la musique s’était interrompue à la sixième…
Pourquoi donc précisément à la sixième ? Et pourquoi au juste dresser le compte de nos conversations ? Et qu’y avait-il par ailleurs de si particulier dans nos échanges ?
A priori rien.
A un détail près tout de même : nous étions séparés de plusieurs milliers de kilomètres et nos entretiens avaient lieu selon un planning strict, par le truchement de l’unique téléphone existant dans les parages du village touristique où séjournait Adèle.
Pourquoi selon un planning ? Parce que dans un souci de repos authentique nous avions jeté notre dévolu sur un lieu d’où étaient bannis tous les moyens modernes de communication.
– Tous ? m'étais-je étonné lorsqu’Adèle m’avait proposé cette formule si originale de vacances d’été.
– Tous les moyens modernes, mon cher, avait-elle précisé comme s’adressant à un enfant de maternelle. La messagerie par pigeons voyageurs, par exemple, est autorisée. Si bien que pendant quelques semaines tu vas devoir faire une croix sur ton ordinateur…