FATALIS
Cyril Sche Sulken
Tome IV : Temps de trémeur
À l'Ami.
Aux amitiés fracturées.
Au poison du cœur.
PROLOGUE DELETERE
La pluie battante frappait si fort les vitraux rouge et jaune du scriptorium que le comte les regardait avec nervosité, comme s'il craignait que l'orage les brisât. C'était le midi, mais il faisait sombre comme la nuit. Hasbrin avait fait allumer des bougies – les dernières qu'il lui restait, il devait penser à envoyer Ludwig en acheter. La faible lueur de ces cierges mourants était parfois soutenue par les éclairs qui assaillaient les tours du château. Le vieillard observait le ciel avec dépit, bras croisés dans le bas du dos et lèvres figées en une expression austère, se demandant s'il devait y lire un signe de la colère divine, ou bien l'imminence dangereuse de la date qu'il redoutait tant. Il se pouvait aussi que les deux fussent en lien. Ou bien, comme l'eût suggéré le démon qui le hantait, tout cela n'avait aucune cause, aucune conséquence, rien qu'un orage.
Ludwig entra dans la pièce circulaire. Son chaperon vert et son vieux manteau bleu étaient trempés d'eau de pluie. Il racla sur le sol les patins de bois qu'il avait accrochés à ses poulaines usées.
Le seigneur des lieux se retourna lentement et toussa dans son coude pendant de longues secondes.
— Tu tombes bien, articula-t-il entre deux quintes, j'allais te quérir.
— Sire, laissez-moi d'abord vous dire...
— Attends, l'arrêta le baron, chaque chose en son temps. Je voulais t'entretenir d'une urgence.
— Pardonnez-moi, sire, mais j'ai aussi chose urgente à...
— Viens par ici, Ludwig.
N'osant pas affronter son maître de peur de déclencher sa colère, le valet le rejoignit devant le lutrin.
« Voilà plusieurs mois, alors que j'entamais seulement le prime temps de mon œuvre, je te parlai d'un lourd secret que j'espérais te confier tôt ou tard. Ce jour-là, je n'ai su te le dire, car Dieu seul sait comme il me coûterait de l'avouer. Tu sais mieux que quiconque les actes pendables que j'ai conduits, ceux-là pour lesquels je me repens depuis. Ce que tu ignores, mon ami, ce sont les raisons qui m'ont poussé à les commettre. Je n'entends point me justifier, non plus m'expliquer, car même ces raisons sont méprisables et hideuses. Toutefois, j'espère que tu sauras comprendre ce que j'ai fait afin d'épargner au monde un nouveau fléau.
« Non, Ludwig, je ne te raconterai pas cela de vive voix. Je n'en ai le temps et, si j'en disposais, c'est le courage qui me ferait défaut. Ludwig, mon tendre Ludwig... »
Il plaça la main au doigt manquant sur le parchemin en cours.
« Mon témoignage entier réside dans les lignes du Fatalis. Mes aveux, mes hontes, mes crimes et mes péchés, tout s'y trouve. Tu en as lu les premières pages, mais elles ne concernent que Christof, Franciscus et Johannes. Ludwig... La fin est proche. Bientôt, j'aurai achevé ce livre. Lorsque ce sera chose faite, j'attends de toi que tu le lises dans son intégralité, afin que tu comprennes et saches par toi-même ce qu'il convient d'en faire. »
Le laquais ravala sa salive par acquiescement silencieux. Hasbrin se contenta de cette parole sans parole, avant de se pencher douloureusement vers le socle du lutrin. Ses doigts engourdis parcoururent l'ange sculpté dans le bois, et parvinrent à l'attirer vers l'extérieur, révélant une cachette à l'intérieur même du meuble. Il attrapa quelque chose qu'il montra à son valet. C'était une cassette, sobre en apparence, sans décoration ni charnière.
« Dans ce coffret, tu trouveras dix livres d'or, des augustales. Outre le contenu de nos caisses, que tu connais déjà, il s'agit de mes dernières ressources. Quand le Liber Fatalis sera terminé, quand tu connaîtras les tréfonds de mon âme, tu prendras cette réserve et tu t'en iras trouver un copiste dans un monastère pour recopier mes écrits sans scrupules. Est-ce clair ?
— Je... oui, sire, bredouilla le serviteur, incertain et grelottant.
— Me le promets-tu, Ludwig ?
— Promis, sire. »
Le roulement du tonnerre marqua cet engagement oral.
Hasbrin lui fit signe de disposer et s'apprêta à se rasseoir. Le valet hésita, puis lui dit :
« Mon seigneur, j'étais d'abord venu vous quérir. De nobles gens attendent à la porte, surpris par la tempête. Ce sont des voyageurs, au nombre cinq, transis de froid et accablés par la fatigue du voyage. Ils requièrent votre hospitalité. »
La nouvelle parut étrange aux oreilles du comte. Celui-ci se gratta l'arrière du crâne.
« Qu'ils entrent, répondit-il d'un ton neutre, comme s'il avait été évidé par cette information.
— Si vous ne le souhaitez pas, sire, je vous dirai mal en point et les accompagnerai au pied de la falaise, où un villageois leur offrira le gîte.
— Et les laisser voir les anciens quartiers en ruines ? Non, merci. Je ferais mieux de préserver la noblesse de titre qu'il me reste en respectant la coutume. Retourne les voir. Je vais chercher ma canne pour les accueillir... »
Ludwig hocha la tête. En bon serviteur, il attrapa la canne à deux pas de lui et la tendit à son maître avant de disparaître dans les escaliers.
Le sire de Pein descendit les marches à son tour, mais s'en alla dans la tourelle flanquées sur le donjon, à l'opposé du scriptorium. Depuis cette guérite, il avait vue sur la façade du manoir. Les cinq invités attendaient dans la cour, sous la pluie, comme des chiens errants. Que pouvaient-ils bien se dire, en l'absence du laquais ? Et que pensaient-ils à la vue de cette grande demeure qui n'était occupée que par un seigneur déchu et son misérable serviteur ?
Leur venue avait surpris le vieux loup dans son antre. Cela faisait des années que les voyageurs évitaient consciencieusement Pein, effrayés par la réputation sanglante du comte, ou ayant entendu des légendes sinistres à propos des lieux.
Les marchands et les jongleurs ne venaient plus depuis au moins trois ans, ce qui avait considérablement appauvri le fief, à tel point que quelques sujets s'étaient soustraits à son autorité pour aller s'installer dans un endroit plus prospère. Les paysans et les artisans de Pein ne trouvaient plus rien à échanger. Chaque mois, un petit convoi allait jusqu'à Lipz pour tenir un étal sur le marché et échanger ses produits contre des matières premières. La situation avait été difficile pour eux, et la destruction d'une partie de Pein par l'armée impériale avait encore aggravé les choses. Hasbrin était parvenu à sauver son fief de justesse, mais à quel prix ?
Pein avait perdu son statut de ville pour n'être plus qu'un hameau. Hasbrin avait été déchu de tous ses droits et privilèges. Il devait être condamné au bûcher sur les ordres conjoints de l'Empereur et du Pape, mais une odieuse chance (et, sans doute, l'intervention de forces qu'il ne contrôlait pas) lui permit de poursuivre son existence pitoyable. Il n'avait plus de gardes pour veiller sur lui. Hasbrin n'était plus qu'un corps croulant, et Pein, son ombre. Dans la région, d'ailleurs, cela faisait longtemps que l'on ne parlait plus de Pein, mais du royaume de l'usurpateur, des terres souillées, du domaine des ruines, ou encore du château lépreux. Tant de noms infâmes qui apportaient disgrâce à la lignée du comte.
En contrebas, Ludwig arriva dans la cour et invita les hommes à venir. Il se chargea incontinent de mener leurs chevaux aux écuries. À cette vue, Hasbrin sourit tristement, honoré de voir ce jeune homme qui s'exténuait à accomplir seul les tâches de plusieurs serviteurs. Le comte se reprocha d'avoir congédié ou fait fuir le reste de sa maisonnée. Il ne devait pas perdre Ludwig.
Le sire observa ses terres après que les voyageurs furent entrés. La cour embouée, le pont de pierre qui protégeait la porte, et le sentier qui descendait la falaise pour rejoindre le village. Il se demanda ce qu'il adviendrait de son domaine une fois qu'il aurait trépassé. Achèverait-on de raser Pein ? Les terres seraient-elles confiées à des vassaux impériaux, ou mises à la vente ? Le vieillard estima que cela importait finalement peu. Il avait fait son temps sur Terre, et il valait mieux pour tous que l'on oubliât son passage parmi les hommes.
Il ajusta son manteau blanc par-dessus sa robe rouge vin et descendit les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Ses pas et les coups de sa canne sur la pierre résonnaient dans tout le colimaçon. Quand il apparut dans l'entrée, les cinq hommes se retournèrent avec surprise.
« Sentez-vous bien venus à Pein, étrangers, déclara-t-il d'une voix forte. Je vous offrirai un toit et de la nourriture pour aussi longtemps que besoin vous en aurez. »
Ils ne répondirent pas immédiatement. L'un des inconnus se tourna vers un autre, et murmura à son oreille : « N'ont-ils pas dit qu'il était vieux ? » Ce dernier ne trouva qu'à agiter la tête par incompréhension, avant de parler pour tous :
« Messire, c'est grand honneur que vous nous faites en ouvrant votre porte à nos corps las. Nous espérons cependant ne point vous troubler, il se dit que votre vieux père est...
— Mon père fut tué voilà près de quinze ans, le coupa-t-il. Je suis Hasbrin von Pein, premier et dernier du nom, et cette demeure est la mienne. Venez, voyageurs, asseyez-vous devant la cheminée. Mon domestique vous fera chauffer du vin clair et s'affairera ensuite du repas. Il vous désignera les chambres que vous occuperez. Je me crains dans l'obligation de vous fausser compagnie, comme vous le voyez, ma santé déclinante et mon âge avancé font que je dois rester alité.
— Permettez-moi de vous dire, notre hôte, que si vous êtes fort maigre et pâle, vous êtes encore dans un bel âge. »
La main du comte se crispa sur sa canne, ses lèvres tremblèrent et ses sourcils nus se froncèrent. Il dévoila sa senestre au doigt manquant.
« Voyez mes rides et mes veines noires, dit-il sèchement, je suis en fin de vie. Mais il fait sombre, et l'obscurité dupe votre vue... Je ne vous en tiens point rigueur... »
Un autre homme se pencha vers son compère pour lui chuchoter : « C'est bien lui, aucun doute. Vieil et fol, dit-on... », pendant que le premier tenta d'accoiser le comte en changeant de sujet :
« Pardonnez-moi, sire, il est vrai que j'ai mal vu, sans doute vous ai-je confondu. Nous méconnaissons le pays. Dites-moi, noble hôte, y a-t-il des règles à respecter tant que vous nous accordez le gîte ?
— Soyez libres d'entrer et de sortir comme bon vous semble. Pour toute requête, adressez-vous à Ludwig. Je passerai le plus clair de mon temps dans mes quartiers, au dernier étage. Je vous demanderai de ne point m'y trouver, sauf pour une exceptionnelle raison. Enfin, l'unique règle que je saurais vous imposer est la suivante : onques n'allez – onques ! au sous-sol. »
Le vieillard regarda le ciel par la fenêtre. Il toucha le vitrail. Un éclair jaillit des nuées au même instant. Ludwig poussa la porte principale. Une rafale de vent s'engouffra dans le donjon, balayant la poussière et faisant trembler les fenêtres.
Le serviteur frotta ses pieds pour en retirer la boue et ôta son couvre-chef pour l'essorer.
« Déjà je dois vous laisser, ajouta Hasbrin, désolé, en se retournant. Le temps passe et je suis en retard dans mes travaux. Ludwig ! Donne à ces gens une boisson chaude et prépare leur repas. Je jeûnerai aujourd'hui, je viens de sacrifier un temps précieux. »
Sans plus attendre, le seigneur fit volte-face en lâchant sa canne et se hâta dans les escaliers. Il alla si prestement qu'il manqua de tomber. Pas même il n'avait demandé leurs noms à ces visiteurs incongrus, ni les motivations de leur voyage. Mais, l'esprit accaparé, obnubilé par l'idée d'avoir laissé trop longtemps ses écrits sans surveillance, il avait déjà oublié la présence de ses invités. Il était possible que le démon eût lui-même invoqué l'orage et guidé les voyageurs vers Pein dans le but sournois de s'emparer des parchemins. Hasbrin savait comme cet esprit malfaisant pouvait être vicieux, et il courut, haletant, pour empêcher sa main griffue de se poser sur le vélin.
Il arriva presque en sueur à la porte de son scriptorium. Il poussa un souffle de soulagement quand il vit que rien n'avait changé, rien ne s'était déplacé. Le baron se rassit devant le lutrin. Il vérifia qu'il avait bien rangé le coffret d'or dans la cachette, trempa la plume d'oie noire dans l'encrier et s'empressa de reprendre son histoire.
Dans deux semaines, décembre s'achèverait et emporterait l'année dans le passé. Cela signifiait qu'il ne restait guère que trois mois au comte pour terminer cette œuvre.
[...]