FATALIS
Cyril Sche Sulken
Tome I : Temps de malheur
À l’Amie.
À ceux qui vécurent autrefois, et qui sont morts.
PROLOGUE DÉCHU
« Qui convoie avec le diable onques ne sera rédimé. »
Tels étaient les mots que traçait la plume d’oie à la pointe trempée d’encre de galle. Pareille à la lame ensanglantée sortie des entrailles de sa victime, cette arme insignifiante virevoltait sur le parchemin de vélin. Cette lame noire avait été plongée dans le sang de son propre porteur, dont les doigts maigres, noircis et tremblants peinaient à conserver la fermeté de leur prise. Il n’y avait plus de raison de le craindre, lui, le comte Hasbrin, quint et ultime de sa lignée, seigneur du pays libre de Pein.
Perdu dans un silence intérieur, l’âme rongée par un mal trop grand, trop inconcevable pour l’esprit commun, le baron borgne luttait pour rassembler ses souvenirs. Des années de souffrance et de regrets lui avaient enfin soufflé le courage de coucher par écrit cette histoire qui l’avait rendu si tristement célèbre mais que personne, à la vérité, ne connaissait. Fallait-il qu’il la révélât aux populations mortelles ? La question le perturbait encore. Qui le croirait, qui le soutiendrait ?
Son aveu manuscrit tenait d’une bataille périlleuse, celle de la chair contre l’esprit, et de l’esprit contre l’âme. Il fallait amoindrir les hurlements qui hantaient ses pensées, tous ces cris déchirants que poussaient les spectres tapis, ancrés dans les recoins enténébrés de son être.
Chaque jour qui se terminait le rapprochait de l’Enfer avec lequel il avait pactisé. Le soleil, dans sa course d’est en ouest, lui évoquait la chute d’un grain de plomb dans un sablier démoniaque.
Le temps lui était compté. Hasbrin le savait. Ainsi cherchait-il à offrir son témoignage avant l’instant dernier, celui où l’ultime grain du sablier choirait – celui où le soleil ne reparaîtrait plus, égaré dans les immensités de l’insondable abîme qui entoure le monde.
Il devait écrire pour s’octroyer l’oubli, ou le pardon. La clarté de ses souvenirs était d’une perfection telle qu’il pouvait narrer avec exactitude des instants que tout autre eût oubliés. La difficulté ne résidait pas là. Il s’agissait d’avouer l’inavouable, de lever le voile sur les crimes et les péchés qui condamnèrent le monde, bien qu’icelui en ignorât la plupart.
Dans l’encre se reflétaient les horreurs dissimulées en lui. Chaque plainte, chaque souffrance qu’il éprouvait étaient la marque de son plus terrible ennemi, un ennemi qui portait son visage. Ces pages allaient renfermer la sapience impie qu’il avait acquise au cours de cette vie coupable et vicieuse. Une vie trop longue, mais pourtant si brève.
La vieillesse avait frappé.
Il devait écrire.
Dans le reflet des vitres, les rides fissuraient son visage et sa peau prenait une teinte blafarde, accentuée par de longues veines d’un hideux bleu sombre qui y louvoyaient. Son crâne était dégarni, ses cheveux avaient été arrachés, il n’en restait que quelques-uns, épars, au milieu des taches de brûlure et des cicatrices. Par moment, un frisson ou une obscure douleur le faisait s’agiter en de petits mouvements saccadés. Son œil droit, à l’iris gris assiégé par les rouges serpents de la fatigue, était hésitant et vitreux, tandis que son œil gauche, épouvantablement révulsé, semblait avoir été figé par les ans dans cette couleur laiteuse. Il y avait ses lèvres, sèches, gercées et blanchâtres, ratatinées par l’âge, qui le rendaient plus repoussant encore. Son visage tout entier ressemblait à celui d’un mort de plusieurs semaines : pâle, froid au toucher et squelettique. Ce corps haïssable avait par trop vécu. Pourtant, on le savait, et on le murmurait loin de ses oreilles : le comte de Pein n’avait que trente hivers.
Il devait écrire.
Hasbrin n’était plus à même de lutter et se savait perdant contre l’insidieux adversaire auquel il s’était pitoyablement livré en un temps de fureur. Le souverain des démons s’était joué de lui et avait consumé tout amour et toute vie, ne laissant de son pantin qu’un corps errant dans la solitude. Il avait offert son destin à ce chaos rampant qui le dévorait de l’intérieur. Seule l’once d’humanité qu’il lui restait fut en mesure de retarder l’échéance et de balayer, apeurée, l’ombre vivante diabolique qui le suivait. Avec elle, il avait refermé la Porte de Jadis, mais le Mal avait pris racine. Il était trop tard – il avait toujours été trop tard – et, par sa faute, les bêtes infâmes d’au-delà du monde seraient libérées de leurs liens et promptes à se nourrir de toute vie. Le profanateur devait payer.
Pour sûr, ses injustices, ses crimes et ses offenses à Dieu furent condamnés par ses pairs. Haï par des millions, excommunié par Rome et mis au ban par l’empereur, il ne s’accrochait plus à l’existence que par le fil ténu qui en pendait. Il avait perdu tous ses titres, tous ses fiefs, à l’exception de Pein, la cité jadis blanche, qu’il n’avait plus le droit ni de quitter ni de faire prévaloir. Nul ne voulait plus entendre parler de lui, le contraignant à rester cloîtré entre les murs de pierre de ce manoir dont dépendait sa pathétique survie. Plus personne n’accordait de crédit à ses paroles, quand bien même il annonçait à tous que la fin des temps approchait.
Tout cela le conduisit à prendre la plume. C’était son dernier recours avant qu’il emportât les secrets innommables dans la tombe. Les lettres qu’il tracerait avec l’encre seraient un mur dressé contre les fantômes qui l’assaillaient. Quoiqu’il sût que cette confession ne lui vaudrait ni le salut ni le répit, il espérait en tirer une forme de soulagement. Le fardeau lui était insoutenable. Il espérait que d’autres apprendraient de ses erreurs et affronteraient l’antique et inexorable menace qu’il avait éveillée. Il espérait avoir une chose, une seule, qui lui susciterait fierté au moment où le trépas viendrait le quérir. Il espérait que l’espoir deviendrait plus qu’un vain mot.
Ces pages seraient un vœu testamentaire. Sans doute se perdraient-elles dans le néant ou seraient-elles assimilées aux idiotes fabulations d’un illuminé, voire à un texte maudit qu’un acte de foi lancerait sur le bûcher. Il ne lui restait qu’à prier pour que ce récit fût lu et transmis, car c’était un avertissement quant aux choses terribles et indicibles qui se terraient par-delà le temps et l’espace. Dans cette prière gisait l’unique chance de déjouer les desseins de l’abominable entité qu’il avait invoquée.
Il devait écrire.
« Qui convoie avec le diable onques ne sera rédimé. »
Rien encore ne suivait cet incipit. Il ne savait par où commencer, ne pouvait se décider quant aux vérités qu’il fallait clamer et celles qu’il fallait taire. Le mieux, pensa-t-il, était de remonter aux sources de la vilenie. Quelque chose approchait.
Hasbrin replongea la plume dans l’encrier.
Soudain, dans un sifflement tant perçant que lointain, un violent mal lui monta au crâne et lui figea le sang. Il se redressa en serrant les dents. Ce n’était pas l’âge. C’était Lui.
Le comte se ressaisit et retrouva son calme. Il s’était attendu à ce que le Chaos issu des temps anciens tentât d’interrompre son entreprise. Après tout, chaque ligne qu’il écrirait contrarierait cette entité antédiluvienne. Il voulait effacer l’espoir, car Il était l’Ennemi de Toute Existence.
La carcasse tout entière du comte de Pein fut prise de tremblements, et les flammes des bougies vacillèrent en même temps, menaçant d’abandonner le scriptorium à l’obscurité terrifiante.
Le repentant inspira lentement pour contenir l’effroyable puissance qui se manifestait. Hasbrin attrapa le socle de l’une des bougies et le maintint avec précaution pour s’assurer qu’elle ne tombât point : les ténèbres vraies étaient Son royaume et Il se mouvait avec une atroce aisance. Son autre main lâcha alors la plume d’oie ; la pointe salit le parchemin.
Commençant à haleter comme un vieux chien après l’effort, le baron concentra son énergie. Le calme revint. Il essuya la sueur de son front sur la manche de sa robe et soupira. Son pouce et son index s’ouvrirent pour récupérer la plume.
Son bras lui fit brusquement défaut, et sa main, comme mue par une volonté extérieure et écrasante, vint le frapper à la joue. La force manqua de le déchoir de son siège. L’homme maudit se releva maladroitement. Son souffle malade était faible et sifflant, tel celui du mourant qu’il était.
Alors Sa voix se fit entendre. Elle résonna depuis le néant. Cette voix cauteleuse, inhumaine, qui retentissait comme la morne cloche d’un effroi infernal.
« Je refuse, affirma-t-elle, sévère et dangereuse par ses seules paroles.
— Va-t’en, la défia Hasbrin. Il n’est rien ici que tu aies à refuser.
— Oh, notre pacte fut pourtant clair : toute entreprise tienne sera le fruit de notre commun accord.
— Le pacte est caduc ! enragea-t-il. Il fut conclu par la faute de Christof, dupé par la sorcière... J’étais jeune et meurtri par la guerre. Tu m’as déjà signifié notre rupture. Que veux-tu de plus ? Je ne demande qu’à être libre de ces tourments...
— Tu sais ce qu’il te reste à faire pour gagner cette liberté, Porte-Haine.
— Tes mensonges ne m’atteignent plus ! s’encoléra le vieillard. Je ne te céderai point le centième fragment de mon âme...
— Tel est ton choix, sire mortel. »
Le cruel parleur n’ajouta mot, mais il demeurait, invisible, dans la pièce. Le sifflement ne cessa pas. Le maître de Pein voulut profiter de l’accalmie afin de poursuivre son œuvre. Un sursaut l’empêcha de récupérer la plume.
« Préserver le centième relève de ta volonté, reprit l’Ennemi. Le choix de te laisser faire est mien. Déchire, brûle ton parchemin. Déverse l’encre...
— Non », dit fermement Hasbrin.
Son corps fut pris de convulsions subites et douloureuses. Indépendamment de lui, sa main attrapa la fiole d’encre pour la jeter sur le sol de pierre. Le liquide noir coula entre les pierres et les morceaux de céramique.
« Renverse le lutrin, tu ne fais que te mentir.
— Non, répéta-t-il. Tu es le plus vil menteur que Dieu ait fait, si tant est que Dieu t’ait un jour fait !
— Je suis avant la divinité, la race et les légendes de la race.
— Tais-toi...
— Je suis avant le silence.
— Par pitié !
— Je suis avant la pitié et le mépris. »
Il sentit alors son sang bouillir dedans ses veines, et la brûlure lui parcourut le corps. Il crut que sa chair ardait d’un feu diabolique, en souvenir du brasier qui l’avait rongée des années auparavant. Des spasmes élancèrent ses bras, qui poussèrent et soulevèrent le meuble de bois ciselé. Les plumes et les pages tombèrent sur le plancher. Le seigneur de Pein était las.
« Je suis avant toute chose.
— Silence ! » avait-il hurlé avec véhémence.
Autour de lui, la pièce était figée dans un horrible silence. Sa solitude renforçait l’emprise du spectre moqueur en ces lieux. Du coin de l’œil, Hasbrin cherchait les silhouettes de ceux qui furent ses familiers.
Il était seul. Seul avec lui-même.
« Je n’ai qu’à recommencer, lâcha-t-il, tout tremblant. À chaque feuille que tu gâcheras, j’en prendrai une nouvelle.
— Alors je le referai jusqu’à ce qu’il n’en existe plus une en ce monde. »
Le malheureux soupira. À peine avait-elle commencé que la lutte se montrait vaine.
« Tu es la déchéance, tu as détruit ma vie... murmura-t-il.
— Non, observe par toi-même : tu ne fais qu’obéir à ton cœur. Tu occultes ta foi en inventant une vérité qui te sied, bien qu’elle soit tissée dans le mensonge. Tu me dois le pouvoir, la grandeur et la richesse.
— Cela, je le concède, je te le dus autrefois. Tout comme je te dois désormais ma misère, ma tristesse et ma rancœur. »
Soudainement, dans un élan vigoureux, Hasbrin se précipita pour relever son lutrin. Ses doigts en saisirent les bords, mais ils lâchèrent bientôt prise, car la migraine malsaine assaillit le vieillard au point de l’amoindrir.
« Tu ne me laisses le choix », prononça gravement la voix d’ailleurs.
Contre sa volonté, le comte s’empara du canivet et porta un coup aux doigts de sa main droite. La lame écorcha les phalanges et s’enfonça profondément dans la chair de son auriculaire ; Hasbrin gémit de douleur. L’instrument avait tranché les tendons et fendu l’os.
Le démon qui le possédait insista horriblement, mais le comte parvint à se ressaisir et jeta l’objet contre le mur. Seul un mince filet de chair retenait le doigt coupé au reste de sa main et, éprouvé par la peur et par la colère, Hasbrin l’arracha à la force de ses dents et le cracha par terre. Des larmes asséchées se pressaient sous son œil valide.
« Vois ce que je fais de toi. Tu es mien.
— Par tous les saints, laisse-moi...
— Je suis le seul dieu que tu sauras adorer.
— Silence, ai-je dit... SILENCE ! »
Le château entier trembla des échos de ce cri terrifiant. Hasbrin s’effondra sur place, les poings et les dents serrés. L’esprit tourmenteur s’était évanoui sans un bruit, abandonnant sa victime au calme morbide.
Alors, immédiatement ou peut-être plus tard, la porte s’ouvrit.
« Sire ? »
Le serviteur avait accouru, son arrivée annoncée par le bruit de ses pas hâtifs que le comte n’avait entendus. Le jeune homme entra avec hésitation dans le scriptorium. Avec rudesse, son maître l’avait envoyé quérir du vin pour lui, peu avant qu’il eût entamé son travail. À son retour, après que l’intendant l’eut entendu hurler comme un pourceau que l’on abat, il avait découvert le désordre insensé de la salle. La vésanie continuait son œuvre de destruction de l’esprit du comte. L’isolement d’icelui dans cette pièce haute, à l’écart du reste du château, n’y était sans doute pas étranger.
Dès qu’il aperçut son seigneur prostré devant la fenêtre, il posa la cruche de vin et s’en alla à son secours.
« Messire ! s’exclama-t-il. J’ai craint pour votre vie, j’ai cru que quelque tueur s’était glissé jusqu’à vous pour vous saigner...
— Que nenni, tout va bien... le rassura Hasbrin. Je me suis endormi et ai fait un mauvais rêve. »
Le laquais agita tristement la tête.
« Il est vrai que vous avez fait courte nuit. Puis-je... (Le valet s’interrompit.) Sire, votre main ! remarqua-t-il alors, pointant du menton le moignon sanguinolent. Il... Il y manque un doigt !
— N’aie crainte, Ludwig. Tout va pour le mieux.
— Je m’en vais appeler votre physicien, asseyez-vous !
— Non, le coupa sèchement Hasbrin. Que veux-tu qu’il fasse, outre me penser souffrant de léonardie ? Si tu veux m’être utile, quiers-moi quelque tissu pour bander la blessure et apporte-moi de l’encre. »
Le domestique ne s’opposa point aux volontés de son maître. Ce n’était pas par seul respect de son autorité, mais aussi par respect de sa personne. À l’exception de quelques accès de rage, le comte avait toujours agi aimablement envers celui qu’il avait choisi pour être son intendant. Il se comportait avec lui tantôt comme un père, tantôt comme un frère, si bien que Ludwig lui était entièrement dévoué.
Lorsque la blessure fut soignée et la pièce remise en état, le noble prit place sur son siège, prêt à reprendre son travail d’écriture. À quelques pas de lui, son valet l’observait avec de grands yeux. Ce regard curieux contrariait fortement Hasbrin, qui ne supportait point d’être ainsi dévisagé.
« Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-il, irrité.
— Puis-je vous poser une question ?
— Fais.
— Qu’écrivez-vous de si bonne heure ? »
Il était vrai que le comte avait fait montre d’une nouvelle extravagance. Les laudes n’étaient pas passées et le ciel était encore noir, illuminé seulement par la lune gibbeuse.
Nul n’ignorait la folie du sire de Pein. Des fermes à la cour impériale, chacun avait déjà ouï dire du déséquilibre profond dont souffrait celui qu’ils appelaient l’usurpateur. Il avait surgi de nulle part et pris le pouvoir par le meurtre. Il avait prétendu au titre de roi et voulu renverser le trône impérial et le Saint-Siège. Les défaites avaient eu raison de lui. Il avait commis maintes atrocités et s’était abaissé à plus de vilenies que le diable en personne. Une illumination l’avait brusquement sorti du vice, et depuis quelques mois il s’était reclus plus loin dans ses quartiers pour ne plus en sortir. Pourquoi l’empereur et le pape lui avaient-ils laissé la vie sauve était une question qui se lisait sur toutes les lèvres, et seuls les trois concernés en avaient la réponse. Le sire borgne attendait, comme un chien de guerre enchaîné, qu’on revînt un jour à lui.
À l’extérieur, nombreux étaient ceux qui se demandaient si le comte était encore vivant. Pour le monde, Hasbrin von Pein n’était plus qu’un mauvais souvenir que l’on tâchait d’oublier – oubli que les autorités entendaient imposer, pour ce que tout commerce avec le fief avait été restreint, sinon interdit, et que la seule mention du nom de cet homme ou de ses terres méritait châtiment. Cela engendra une superstition selon laquelle ces noms portassent malheur à qui eût osé les prononcer. Les serviteurs du château, lorsqu’ils descendaient au village, s’échangeaient, avec les habitants, des silences convenus. Les uns ne posaient pas les questions auxquelles les autres ne répondraient pas. Dans une certaine mesure, Hasbrin avait déjà péri bien avant de mourir. La mémoire était parvenue à faire ce qu’aucune lame n’avait su faire. On avait attribué au vieux sire la réputation d’être immortel, après que maints attentats et blessures se furent révélés inefficaces à l’occire. Mais le silence, père de toutes les angoisses, est à même de détruire les plus grandes légendes.
Dans son scriptorium, le maître des lieux était pensif. L’interrogation de son serviteur, quoique prévisible, l’avait dérouté. Il ne savait comment lui expliquer ce qu’il s’expliquait mal lui-même.
« J’écris les chroniques d’une époque funeste, finit-il par répondre. Celles d’un temps de malheur empoisonné par la sorcière. L’histoire d’une amitié trahie et d’une antique prophétie.
— Une prophétie biblique ? Une prédiction albane ?
— Les Écritures la mentionnent, mais elle date d’un âge bien plus ancien que les premiers hommes... Quant aux Albans... oui, ils savaient. »
Le valet ne sut que répondre. Les paroles de son sire tendaient au blasphème. Il considéra que ce n’était qu’une nouvelle folie due à l’âge et se contenta d’acquiescer silencieusement avant de changer de sujet.
« Sire, que s’est-il passé cependant que j’allais vous chercher le vin ?
— Je te l’ai dit : un mauvais songe.
— Était-ce cette voix dont vous me parliez ? »
Hasbrin tourna vivement la tête. Il n’aimait guère aborder le sujet, pour ce que chacun en tirait qui moquerie, qui effroi, qui indifférence, inconscient de la teneur véritable de ces propos.
« Oui, osa-t-il enfin avouer.
— Maître, vous devriez vous reposer au lieu d’écrire. Quand avez-vous dormi une nuit entière pour la dernière fois ? Vous ne faites qu’écrire cette même phrase depuis plusieurs nuits. La fatigue vous use et vous rend fou...
— Je ne suis point fou ! enragea le comte en frappant sur son lutrin. Ce que je dis est vrai, entends-tu ? »
Il marqua une pause et inspira lentement. « Tu peux disposer », ajouta-t-il sourdement.
Le serviteur fit une rapide révérence et alla vers la lourde porte de bois. Lorsqu’il fut sur le point de la refermer, son maître l’interpella.
« Ludwig ?
— Messire.
— Puis-je te poser une question ?
— Sire, vous êtes le seigneur et moi l’intendant, vous n’êtes donc contraint de...
— Puis-je te poser une question ?
— Bien sûr, se reprit-il.
— As-tu peur de moi ? Comment me considères-tu ?
— Je vous crains et vous respecte comme l’on se doit de craindre et de respecter son seigneur.
— Non, Ludwig ; il s’agit là d’une réponse de valet. Je m’adresse à toi non en tant que maître, mais en tant qu’homme et fils d’Adam. Je veux que tu me répondes comme tel, d’homme à homme, par honnêteté. Parle-moi franchement.
— Messire... Vous m’effrayez comme vous me fascinez. Vous fûtes un être abject, peut-être le diable incarné. Pourtant je crois en votre rédemption et en votre sincérité. Je crois en ce que le puissant Seigneur vous a purgé de la faiblesse qui vous habitait. Je devrais vous haïr et vous poignarder pour ce que vous m’avez infligé. Mais je crois en vous, et j’avoue être fier de servir un homme de votre trempe. Votre échec n’a pas affecté la majesté qui vous accompagne. Malgré ces nuits où vous criez par démence, malgré votre ire, malgré vos étranges dialogues avec l’invisible. Vous m’avez élevé et éduqué, enseigné les préceptes de la vraie foi. Je vous admire. »
Un silence pesant s’installa. Ludwig craignait la réaction de son sire, qui se perdait aisément dans le vice de colère. Pourtant, Hasbrin l’avait écouté avec attention.
« Dieu te donne joie, Ludwig. Maintenant vient ma vraie question : serais-tu prêt à partager avec moi la garde d’un secret ? Un secret trop lourd et insupportable, au point qu’il me faille une âme pour m’aider à le porter.
« Je vais écrire l’œuvre d’une vie, dans ses moindres détails, de l’instant que je pense être son commencement à celui que j’estime être sa finalité. Ce secret mien sera le tien. Tu devras protéger mes écrits contre toute menace. T’en sens-tu capable ? »
Incapable de répondre, le serviteur resta muet.
« Nous en reparlerons, mon brave Ludwig. (Il marqua une pause.) Dis-moi, à quand remonte le grand massacre ?
— Au dimanche, le premier mars, messire, murmura-t-il. À la minuit.
— Et quel jour sommes-nous ?
— Le sept juin de la même année. »
Le sire réfléchit gravement. La notion du temps lui échappait.
D’un geste doux, il congédia son intendant.
Huit mois et vingt-huit jours.
De sa plume, il réécrivit : « Qui convoie avec le diable onques ne sera rédimé. »
Et cette vie passée lui souvint. La main s’apprêta à la rappeler au présent, alors même que son esprit priait pour en effacer toute réminiscence.