Histoires tombées d’un éventail
Contes traditionnels humoristiques japonais, répertoire du rakugo
Texte et adaptation
Sandrine Garbuglia
Traduit du japonais par
Cyril Coppini & Stéphane Ferrandez
Le Zoo
Un homme marche dans les rues de Tôkyô.
L’homme : Le zoo ne doit plus être très loin. C’est tellement dur de trouver un bon travail de nos jours. Que dit la petite annonce déjà ? (Il s’arrête pour lire.) « Zoo cherche personne dynamique, endurante, avec du rebond, pour travail rémunéré dix mille yens par jour, plus un repas. » (Il range son journal.) Alors, où est-ce ? Ah ! Le zoo, c’est ici ! Gomen kudasai ! Excusez-moi, y’a quelqu’un ?
Le directeur : Oui. C’est pour quoi ?
L’homme : Je viens pour la petite annonce…
Le directeur : Vraiment ? Hajimemashite ! Enchanté, je suis Monsieur Kimura, le directeur du zoo.
L’homme : Hajimemashite ! Et ça consiste en quoi le boulot ?
Le directeur, solennel : Il y a trois jours, notre tigre est mort. C’était l’animal le plus populaire auprès des enfants. Nous avons récupéré sa peau, nous l’avons cousue et nous en avons fait un beau costume. Je cherche quelqu’un qui pourrait se déguiser en tigre et passer la journée dans sa cage. C’est pour ça que j’ai passé une petite annonce. Ça vous intéresse ? Faire le tigre ?
L’homme : Le tigre ? C’est ça le boulot ? Et c’est payé dix mille yens par jour plus un repas ? Parfait ! J’accepte avec plaisir !
Le directeur : Très bien. Hé ! (Il tape dans ses mains pour se faire entendre d’un employé.) Apportez-moi le costume ! Voilà ! (Il tend à l’homme la peau de tigre.) Attention, c’est lourd.
L’homme, plie sous le poids du costume : Ça pèse une tonne ! Subarashii ! Merveilleux ! Y’a les pattes avant, arrière… Comment ça s’enfile ce truc ? Les pattes arrière d’abord ? (Il peine à enfiler le costume.) Il ne mangeait pas beaucoup ce tigre, pas étonnant qu’il soit mort. Les pattes avant ensuite ? Un petit coup de fermeture éclair…
Il se pince la peau du ventre.
L’homme : Itai ! Aïe ! Et pour finir la tête ! Sugoi ! Super ! Quelle chaleur là-dessous… En tout cas, je peux faire des poses sympas. (Il imite les postures célèbres des supers héros.) Superman ! Spiderman ! Tigerman !
Le directeur : Un peu de sérieux, voulez-vous ? Vous n’êtes pas là pour vous amuser ! Une chose importante : si le tigre reste immobile, les gens vont s’ennuyer. Donc, il faut que vous marchiez dans la cage. Je vais vous montrer : d’abord posez les pattes avant comme ceci…
Il effectue une marche de tigre plus vraie que nature.
Le directeur : Un, deux, à trois, vous remontez la tête comme ça. D’accord ? (Il mime plusieurs fois la marche du tigre, de plus en plus vite.) Un, deux, trois. Un, deux, trois.
L’homme : Sugoi ! Vous faites ça comme un chef ! Vous devriez le faire vous, le tigre !
Le directeur : Moi, je suis le directeur. Le tigre, c’est vous ! (Il regarde l’heure.) Bon, les portes vont bientôt ouvrir, je vous accompagne à la cage. C’est par là.
Voici la cage ! Elle est belle, n’est-ce pas ? Entrez ! Attention à la tête. Ça y est ? C’est bon ? (Il ferme la porte.) Vlam !
L’homme, tentant une piètre plaisanterie pour masquer sa gêne : Heu… Monsieur Kimura… (Il pose les deux mains sur les barreaux.) Pas la peine de fermer à clef. Je ne vais pas m’échapper !
Le directeur : Ça, je le sais. Mais si je ne ferme pas, le public risque de trouver ça louche, n’est-ce pas ? Bon, je vais vous laisser. Si vous avez des questions, c’est maintenant ou jamais.
L’homme : Heu… Pour le repas, comment ça se passe ?
Le directeur : Le repas ? Aucun souci, on va vous préparer quelques kilos de viande crue !
L’homme : De… de la viande crue ?
Le directeur : Je plaisante. Je vous fais apporter des sushis derrière la cage. Essayez d’être discret quand vous mangez.
L’homme : Entendu ! Merci ! (Il regarde le directeur s’éloigner.) Il est parti… Comment on fait déjà ? Ah oui ! Un, deux, trois. Un, deux, trois. (Il marche dans la cage, la sonnerie de l’ouverture des portes du zoo retentit.) Voilà les premiers enfants qui arrivent !
Les gamins, courant et faisant un vacarme épouvantable : Waaaaaaaaaaaaaaah !
L’homme : Ils m’ont pas l’air bien dégourdis…
Les gamins : Regardez ! Regardez ! Un gros tigre ! On va lui balancer des cailloux !
L’homme : Hé ! Ça va pas la tête ? Sales gosses ! Attendez un peu. (Il tente un grognement peu convaincant.) Grrr… Grrr… (Il réfléchit.) Wan, Wan ! Wouaf ! Wouaf !
Un enfant : Maman, maman ! Le tigre, il a aboyé !
La mère : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Un tigre, ça n’aboie pas, voyons !
L’homme : Baka ne ! Que j’suis bête ! C’est pas vrai, j’ai oublié le cri du tigre ! J’aurais dû demander à monsieur Kimura. Tiens, un autre gamin… avec un sandwich ! (Il bave.) J’ai faim, j’ai les crocs, rien dans le ventre depuis ce matin. Il est à quoi son sandwich ? (Il renifle.) Au fromage ! J’adore ça en plus ! Hé, petit ! Petit ! Passe-moi un bout de ton sandwich !
L’enfant : Maman, maman ! Le tigre, il veut un bout de mon sandwich.
La mère : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Un tigre ça ne parle pas, voyons !
L’enfant : Puisque je te dis qu’il veut de mon sandwich ! Il a dit « Hé ! Petit ! Passe-moi un bout de ton sandwich ! » Pas vrai que tu l’as dit, hein ? T’en veux un bout ? Tiens, attrape !
L’homme : Yatta ! Arigatô ! Merci, petit !
Il tente vainement de croquer dans le pain alors que l’énorme gueule de tigre recouvre son visage.
L’homme : Pas facile de manger avec ça sur la tête.
Il soulève la gueule de tigre et mord dans le pain offert par l’enfant.
L’enfant, terrifié : Maman ! Le le ti… tigre, il a perdu la tête !
La mère : Ça suffit maintenant ! Tu vas te tenir tranquille ! Un tigre ça ne devient pas fou comme ça. Bon, éloigne-toi un peu de la cage, on ne sait jamais…
Une musique retentit dans le zoo.
Le présentateur : Mesdames et messieurs, veuillez-vous approcher de la cage du tigre. Je répète, veuillez-vous approcher de la cage du tigre !
L’homme : Allons bon, qu’est-ce qui se passe maintenant ? Tiens, un présentateur !
Le présentateur : Mesdames et messieurs, chers enfants, bonjour et bienvenue au zoo ! C’est l’heure que vous attendiez toutes et tous ! Les techniciens du zoo sont en train d’acheminer la cage du lion près de celle du tigre, où ils vont lâcher le lion. Vous allez assister à un combat à mort entre ces deux grands fauves. (Dramatique.) Qui en sortira gagnant, le roi de la jungle ou le félin à la fourrure rousse rayée de noir ? O tanoshimi kudasai ! Bon spectacle !
L’homme : Comment ? Non, attendez… Oh ! J’étais pas au courant moi ! C’est quoi cette histoire ?
Il se réfugie au fond de la cage et, comme un petit chat apeuré, regarde de bas en haut le lion arriver.
L’homme : Mais il est ÉNORME ce lion ! Vas-t-en ! Allez ! Sshhh !
Il tente une imitation déplorable d’un chat feulant afin de faire reculer son adversaire, puis d’un chien.
L’homme : Je vais me faire manger tout cru… Monsieur Kimura ! Kimura-san ! (Soudain moins cérémonieux.) KIMURAAA ! J’ai pas signé pour me faire avaler tout rond moi ! Au secours !
N’ayant plus d’autre idée, il prie le bouddha Amida.
L’homme : Namu Amida butsu, namu Amida butsu…
Notre ami le tigre est en bien mauvaise posture, retranché au fond de sa cage. Le lion, quant à lui, s’approche tranquillement de sa proie, la gueule énorme, se léchant les babines. Il a des griffes pointues et des dents acérées et il s’avance, de plus en plus près.
Le lion : Gaô ! Raaah !
L’homme : Nooon !
Le lion : Raaah !
Le lion s’arrête et de sa patte soulève sa gueule pour laisser apparaître un visage.
Le lion : Relax ! Ne t’inquiète pas. C’est moi, monsieur Kimura, le directeur du zoo ! Chut !