VERNE & FILS
3 nouvelles du futur
Jules & Michel VERNE
Une ville idéale : Amiens en l’an 2000
Discours prononcé par Jules Verne à l’Académie des sciences, belles-lettres et arts d’Amiens le 12 décembre 1875
Mesdames et Messieurs,
Voulez-vous me permettre de manquer à tous les devoirs d’un directeur de l’Académie d’Amiens, présidant une séance générale, en remplaçant le discours accoutumé par le récit d’une aventure qui m’est personnelle. Je m’en excuse d’avance, non seulement près de mes collègues, dont la bienveillance ne m’a jamais fait défaut, mais aussi près de vous, Mesdames et Messieurs, qui allez être trompés dans votre attente.
J’assistais, au commencement du mois d’août dernier, à la distribution des prix du Lycée. Là, sans quitter mon fauteuil, guidé par M. le professeur Cartault, devenu depuis notre collègue, j’ai fait une promenade dans ce vieil Amiens, si merveilleusement poétisé par l’habile crayon des Duthoit. De cette excursion à travers la petite Venise industrielle que les onze bras de la Somme forment au nord de la Ville, il ne m’était resté que de charmants souvenirs. Je rentrai chez moi, boulevard Longueville, je dînai, je me couchai, je m’endormis.
Jusqu’ici, rien que de très naturel, et il est probable que, ce jour-là, tous les gens vertueux se sont conduits de cette façon, qui est la bonne. J’ai l’habitude de me lever de bonne heure. Or, par une circonstance que je n’aurais pu expliquer, je ne me réveillai le lendemain que très tard. L’aurore avait été plus matinale que moi. Je devais avoir dormi quinze heures au moins ! D’où venait cette prolongation de sommeil ? En me couchant, je n’avais absorbé aucun soporifique ! Je n’avais point fermé les yeux sur la lecture d’un discours officiel quelconque !...
Quoi qu’il en soit, le soleil avait déjà passé au méridien, quand je me levai. J’ouvris ma fenêtre. Il faisait beau. Je croyais être au mercredi !... C’était dimanche, évidemment, puisque la foule des promeneurs encombrait les boulevards. Je m’habillai, je déjeunai en deux temps, et je sortis. Pendant cette journée, Mesdames et Messieurs, je devais « marcher de surprise en surprise », pour rappeler un des rares jeux de mots qu’ait faits Napoléon Ier.
Vous allez en juger.
À peine avais-je mis le pied sur le trottoir, que je fus assailli par une nuée de gamins qui criaient : « Le programme du concours ! Quinze centimes ! Qui veut le programme ?
– Moi », dis-je, sans trop réfléchir à ce que cette dépense pouvait avoir d’inconsidéré.
C’est que, la veille, en effet, j’avais précisément versé à la caisse du receveur des contributions le montant de mes cotes personnelle et mobilière. Et, en vérité, je suis, comme tant d’autres, si singulièrement coté mobilièrement et personnellement, que le prix de ce programme risquait de consommer ma ruine.
« Ah çà ! demandai-je l’un de ces jeunes drôles qui m’entouraient, de quel concours s’agit-il ?
– Du concours régional, mon prince ! me répondit l’un d’eux. C’est aujourd’hui la clôture ! »
Et là-dessus toute la bande de s’envoler.
Je restai seul avec ma principauté d’occasion, qui ne me coûtait d’ailleurs, que trois sous.
Mais quel était donc ce concours régional ? Si mes souvenirs ne m’abusaient, il devait être clos depuis deux mois ! Il était évident que le gamin m’avait mystifié en me vendant un vieux programme.
Quoi qu’il en soit, je pris philosophiquement la chose, et je continuai mon chemin.
Arrivé au coin de la rue Lemerchier, quel fut mon étonnement, lorsque je vis que cette rue se développait au-delà des limites du regard ! J’apercevais maintenant une longue suite de maisons dont les dernières disparaissaient derrière le renflement de la côte. Étais-je donc à Rome, à l’entrée du Corso ? Ce Corso rejoignait- il les nouveaux boulevards ? Un quartier avait-il poussé là, comme un cryptogame, avec ses hôtels et ses églises, et cela dans l’espace d’une seule nuit ?
Il devait en être ainsi, car je vis des omnibus, oui, des omnibus ! – ligne F. de Notre Dame aux Réservoirs – qui remontaient la rue avec des charges de voyageurs !
« Parbleu, me dis-je, je vais demander au préposé de l’octroi ce que tout cela signifie ! »
Je me dirigeai vers le pont que l’un de nos anciens collègues a si élégamment jeté au-dessus du chemin de fer de la Compagnie du Nord.
Absent, le préposé ! Pourquoi cette absence ? Est-ce que, depuis hier, l’octroi aurait été reporté à la nouvelle enceinte des boulevards ? Je le saurai. S’il n’y a plus de préposé au bout sud du pont, il y a, du moins, un bon pauvre au bout nord, et ce brave homme me dira...
Je m’avançai. Un train passait, marchant à petite vitesse. Le mécanicien ébranlait l’air de ses coups de sifflets et purgeait ses cylindres avec un fracas assourdissant.
Fut-ce une illusion de mes yeux, mais il me sembla que les wagons étaient construits à l’américaine, avec des passerelles qui permettaient aux voyageurs de circuler d’une extrémité à l’autre du train. Je cherchai à lire les initiales de la Compagnie qui sont peintes sur les panneaux des voitures ; mais au lieu de l’N du Nord, je vis les P et les F de Picardie et Flandres ! Que signifiait cette substitution de lettres ? Est-ce que, par hasard, la petite Compagnie avait absorbé la grande ? Est-ce que nous aurions maintenant des wagons chauffés, même quand il fait froid au mois d’octobre, contrairement aux dispositions réglementaires ? Est-ce que nous aurions des compartiments proprement époussetés ? Est-ce qu’on délivrerait des billets d’aller et retour, comme au bon temps, entre Amiens et Paris ?
Tels furent les principaux avantages de l’absorption de la Compagnie du Nord par la Compagnie de Picardie et Flandres, qui, tout d’abord, se présentèrent à mon esprit ! Mais je ne pouvais m’arrêter à ces détails d’une si absolue invraisemblance ! Je courus à l’extrémité du pont...
Pas de bon pauvre ! L’homme aux pieds en dehors et à la barbe blanche, qui fonctionne avec une vitesse de cinquante coups de chapeau à la minute, n’était plus là.
J’aurais cru à tout, Mesdames et Messieurs, oui à tout, plutôt qu’à la disparition de ce bon pauvre ! Il me semblait faire partie intégrante du pont ! Ah ! pourquoi n’était-il pas là, à sa place habituelle ? Deux escaliers de pierre, à double révolution, remplaçaient maintenant les sentiers de chèvres qui, hier encore, donnaient accès aux jardins, et avec l’affluence du populaire qui les montait et les descendait, quelle recette ce bon pauvre eût réalisée !
Le sou que je comptais déposer dans son chapeau me tomba des mains. En touchant le sol, ce sou rendit un son métallique, comme s’il eût frappé un corps dur, et non la terre molle du boulevard !
Je regardai. Une chaussée, pavée en cube de porphyre, coupait transversalement la promenade !
Quel changement ! Ce coin d’Amiens ne méritait-il donc plus le nom de « petite Lutèce » ? Comment ! on y pourrait passer, les jours de pluie, sans s’embourber jusqu’au mollet ? On n’y pataugerait plus dans cette boue argileuse, si détestée des indigènes d’Henriville ?
Oui ! ce fut avec volupté que je frappai du pied ce pavé municipal, me demandant, Mesdames et Messieurs, si, grâce à quelque révolution nouvelle, les maires étaient nommés depuis hier par le Ministre des Travaux publics !
Et ce n’était pas tout ! Les boulevards, ce jour-là, avaient été arrosés à une heure judicieusement choisie – ni trop tôt, ni trop tard – ce qui ne permettait ni à la poussière de se faire, ni à l’eau de se répandre, au moment où affluaient les promeneurs ! Et les contre-allées, bitumées comme celles des Champs-Élysées de Paris, présentaient un sol agréable au pied ! Et il y avait de doubles bancs à dossier, entre chaque arbre ! Et ces bancs n’étaient pas contaminés par le sans-façon des enfants et le sans-gêne des nourrices ! Et, de dix pas en dix pas, des candélabres de bronze portaient leurs élégantes lanternes jusque dans le feuillage des tilleuls et des marronniers !
« Seigneur ! m’écriai-je, si ces belles promenades sont maintenant aussi bien éclairées qu’elles sont bien entretenues, si quelques étoiles de première grandeur brillent à la place de ces lumignons jaunâtres du gaz d’autrefois, tout est pour le mieux dans la meilleure des villes possible ! »
L’affluence était énorme sur les boulevards. De magnifiques équipages, les uns menés à la Daumont, les autres à grandes guides, roulaient sur la chaussée. J’eus quelque peine à passer. Mais, chose bizarre, je ne reconnaissais plus personne parmi ces magistrats, ces négociants, ces avocats, ces médecins, ces notaires, ces rentiers, que j’avais le plaisir de rencontrer les jours de musique ; personne parmi ces officiers qui n’étaient plus ceux du 72e, mais ceux du 324e, coiffés d’un shako de nouveau modèle ; personne, parmi ces belles dames, si nonchalamment assises sur des fauteuils à lames élastiques !
Et, au fait, quelles étaient donc ces merveilleuses qui se pavanaient dans les contre-allées, devançant, par les fantaisies de leurs toilettes, les dernières modes que j’eusse vues à Paris ? Quels poufs en fleurs artificielles, qui ressemblaient à des bouquets, déposés, un peu bas peut-être, au-dessous de la taille ! Quelles longues traînes, montées sur de petites roulettes de métal qui murmuraient délicieusement sur le sable ! Quels chapeaux, avec lianes enchevêtrées, plantes arborescentes, oiseaux des tropiques, serpents et jaguars en miniature, et dont une forêt du Brésil n’eût donné qu’une idée imparfaite ! Quels chignons, d’un volume si embarrassant et d’un poids si considérable, que ces élégantes étaient forcées de les porter dans une petite hotte en osier, ornée, d’ailleurs, avec un goût irréprochable ! Enfin, quelles polonaises, dont les combinaisons de plis, de rubans et de dentelles, m’eussent semblé moins faciles à reconstituer que la Pologne elle-même !
Je restais là, immobile ! Tout ce monde passait devant moi comme un cortège de féerie. J’observai qu’il n’y avait plus ni jeunes gens au-dessus de dix-huit ans, ni jeunes filles au-dessus de seize. Rien que des couples mariés, se donnant amoureusement le bras, et un fourmillement d’enfants, comme il ne s’en est peut-être jamais vu, depuis que les populations se multiplient suivant la loi du Très-Haut !
« Seigneur, m’écriai-je encore, si les enfants consolent de tout, Amiens est à coup sûr la ville des consolations ! »
Soudain, des accords étranges se firent entendre. Les clairons sonnaient. Je me dirigeai vers l’estrade vermoulue qui, depuis un temps immémorial, tremble sous le pied des chefs de musique !...
À la place de ladite estrade s’élevait un élégant pavillon, couronné d’une légère véranda, du plus charmant aspect. Au bas du pavillon se développaient de larges terrasses, dont le dégagement se faisait à la fois sur le boulevard et sur les jardins en contrebas.
Le sous-sol était occupé par un magnifique café d’un luxe ultramoderne. Je me frottai les yeux, me demandant si le projet Féragu s’était enfin réalisé à l’extrême joie de ce brave artiste, et s’il l’avait été dans le court espace d’une nuit, sous l’influence d’une baguette magique !
Mais je n’en étais plus à chercher l’explication de faits absolument inexplicables, qui sont du domaine de la fantaisie. La musique du 324e jouait un morceau, qui n’avait rien d’humain, mais rien de céleste non plus ! Là, tout était changé aussi ! Aucune coupe musicale dans les phrases, aucune carrure ! Plus de mélodie, plus de mesure, plus d’harmonie ! Du filandreux sur de l’incommensurable, eût dit Victor Hugo ! Du Wagner quintessencié ! De l’algèbre sonore ! Le triomphe des dissonances ! Un effet semblable à celui des instruments qui s’accordent dans un orchestre, avant qu’on ne frappe les trois coups !
Autour de moi, les promeneurs, arrêtés par groupes, applaudissaient comme je n’avais jamais vu applaudir qu’à des exercices de gymnastes !
« Mais c’est la musique de l’avenir ! m’écriai-je malgré moi. Suis-je donc en dehors du présent ? »
C’était à le croire, car, m’approchant de la pancarte, qui contenait la nomenclature des morceaux, je lus ce titre renversant :
« no I - Rêverie en la mineur sur le Carré de l’hypoténuse ! »
Je commençai à m’inquiéter de moi-même ! Étais-je fou ? Si je ne l’étais, n’allais-je pas le devenir ? Je m’enfuis, les oreilles en sang. Il me fallait de l’air, de l’espace, le désert et son absolu silence ! La place Longueville n’était pas loin ! J’avais hâte de me retrouver sur ce petit Sahara ! J’y courus...
C’était une oasis. De grands arbres y répandaient une ombre fraîche. Des tapis de verdure s’y déroulaient sous les massifs de fleurs. L’air était embaumé. Un joli ruisseau murmurait à travers toute cette végétation. La naïade altérée des anciens jours ruisselait d’une eau limpide. Sans des troppleins
habilement ménagés, le bassin eût certainement débordé et inondé la ville. Ce n’était point de l’eau de féerie, du verre filé on de la gaze peinte. Non ! C’était bien la combinaison chimique de l’hydrogène et de l’oxygène, une eau fraîche et potable, dans laquelle fourmillaient des milliers de petits poissons, qui, hier encore, n’auraient pu y vivre même une heure ! Je trempai mes lèvres dans cette eau, qui jusqu’alors s’était refusée à toute analyse, et elle eût été sucrée. Mesdames et Messieurs, que, dans l’état d’exaltation où j’étais, j’aurais trouvé cela tout naturel !
Je regardai une dernière fois l’humide naïade, comme on regarde un phénomène, et je dirigeai mes pas vers la rue des Rabuissons, me demandant si cette rue existait encore.
En tout cas, à gauche, se dressait un vaste monument de forme hexagonale, avec une superbe entrée. C’était à la fois un cirque et une salle de concert, assez grande pour permettre à l’Orphéon, à la Société Philharmonique, à l’Harmonie, à l’Union chorale, à l’Harmonie de la Neuville, à la Lyre Amicale, à la Fanfare du Faubourg de Beauvais et à la Fanfare municipale des Sapeurs-Pompiers volontaires, d’y fusionner leurs accords.
Dans cette salle – on l’entendait de reste – une foule immense applaudissait à la faire crouler. En dehors s’étendait une longue queue, à travers laquelle se propageait l’enthousiasme de l’intérieur. À la porte s’étalaient des affiches gigantesques, avec ce nom en lettres colossales :
PIANOWSKI PIANISTE DE L’EMPEREUR DES ÎLES SANDWICH.
Je ne connaissais ni cet Empereur ni son virtuose ordinaire.
« Et quand Pianowski est-il arrivé ? demandai-je à un dilettante, reconnaissable à l’extraordinaire développement de ses oreilles.
– Il n’est pas arrivé, me répondit cet indigène, qui me regarda d’un air assez surpris.
– Alors, quand viendra-t-il ?
– Il ne viendra pas », répliqua le dilettante.
Et, cette fois, il avait parfaitement l’air de me dire : « Mais vous, d’où venez-vous donc ? »
« Mais, s’il ne vient pas, dis-je, quand donnera-t-il son concert ?
Il le donne en ce moment !
– Ici ?
– Oui, ici, à Amiens, en même temps qu’à Londres, à Vienne, à Rome, à Pétersbourg et à Pékin !
– Ah ça ! pensai-je, tous ces gens-là sont fous ! Est-ce que, par hasard, on aurait laissé fuir les pensionnaires de l’établissement de Clermont ? »
« Monsieur, repris-je...
– Mais, monsieur, me répondit le dilettante, en haussant les épaules, lisez donc l’affiche ! Vous ne voyez pas que ce concert est un concert électrique ! »
Je lus l’affiche !... En effet, dans ce même moment, le célèbre broyeur d’ivoire, Pianowski, jouait à Paris, à la salle Hertz ; mais au moyen de fils électriques, son instrument était mis en communication avec des pianos de Londres, de Vienne, de Rome, de Pétersbourg et de Pékin. Aussi, lorsqu’il frappait une note, la note identique résonnait-elle sur le clavier de ces pianos lointains, dont chaque touche était mue instantanément par le courant voltaïque !
Je voulus entrer dans la salle ! Cela me fut impossible ! Ah ! je ne sais pas si le concert était électrique, mais je puis bien jurer que les spectateurs, eux, étaient électrisés !
Non ! Non ! je n’étais pas à Amiens ! Ce n’était pas dans cette sage et grave cité que se passaient de pareilles choses ! Je voulus en avoir le coeur net, et je m’élançai dans ce qui devait être la rue des Rabuissons !
La Bibliothèque était-elle là ? Oui, et au milieu de la cour, le Lhomond de marbre menaçait toujours les passants qui ne savent pas leur grammaire !
Et le Musée ? Il était là ! avec ses N couronnés, qui s’obstinaient à reparaître sous les grattages municipaux !
Et l’hôtel du Conseil général ? Oui, avec sa porte monumentale, par laquelle, mes collègues et moi, nous avons coutume de passer, les seconds et quatrièmes vendredis de chaque mois !
Et l’hôtel de la Préfecture ? Oui, avec son drapeau tricolore rongé par les brises de la vallée de Somme, comme s’il eût été au feu avec le brave 324e !
Je les reconnaissais, ces hôtels ! Mais combien les maisons étaient changées ! Cette rue des Rabuissons avait un faux air de boulevard Haussmann ! J’étais indécis, je ne savais plus que croire... Arrivé à la place Périgord, le doute ne me fut plus permis !
En effet, une sorte d’inondation avait envahi la place. L’eau jaillissait des pavés, comme si quelque puits artésien se fût instantanément foré dans le sol.
« La conduite d’eau ! m’écriai-je, la grosse conduite qui crève là, tous les ans, avec une régularité mathématique ! Oui ! je suis bien à Amiens, et au coeur même de la vieille Samarobrive ! »
Mais alors, que s’est-il passé depuis hier ? À qui le demander ? Je ne connais plus personne ! Je suis ici comme un étranger ! Il est cependant impossible que, rue des Trois-Cailloux, je ne trouve pas encore à qui parler !
Je remontai la rue des Trois-Cailloux vers la gare. Et qu’est-ce que je vis ? À gauche, un superbe théâtre, bien dégagé des maisons voisines, avec une large façade, de cette architecture polychrome que Charles Garnier a si imprudemment mise à la mode ! Un péristyle, confortablement aménagé, donnait accès aux escaliers qui montaient à la salle. Plus de ces barrières incommodes, de ces étroites allées de labyrinthe, qui, la veille encore, servaient à contenir un public trop insuffisant, hélas ! Quant à l’ancienne salle, disparue, et les débris s’en vendaient sans doute au marché à la « rèderie » comme des vestiges de l’âge de pierre !
Puis, lorsque je tournai le dos au théâtre, au coin de la rue des Corps-nuds-sans-Tête, un magasin éblouissant attira mes regards. Devanture en bois sculpté, glaces de Venise protégeant un étalage splendide, des bibelots de grands prix, des cuivres, des émaux, des tapisseries, des faïences qui me parurent absolument modernes, quoiqu’elles fussent exposées là comme des produits de la plus vénérable antiquité. Ce magasin était un musée véritable, tenu avec une propreté flamande, sans une seule toile d’araignée à ses vitrines, sans un seul grain de poussière sur son parquet. À l’entablement de la façade, sur une plaque de marbre noir, en lettres lapidaires, se déroulait le nom d’un célèbre revendeur amiénois, nom absolument contradictoire, d’ailleurs, avec son genre de commerce qui consiste à vendre des pots cassés !
Quelques symptômes de folie commencèrent à se manifester dans mon cerveau. Je ne pus en voir davantage. Je pris la fuite. Je traversai la place Saint-Denis. Elle était ornée de deux fontaines jaillissantes, et ses arbres séculaires répandaient leur ombre sur un Du Cange, déjà verdi sous la patine des temps.
Je courus comme un fou en remontant la rue Porte-Paris.
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