MARCHEURS
Roman
Elie MAUCOURANT
À mon grand-père, Guy Maucourant, parti trop tôt pour l’Avalon.
Je rêve souvent de champs pâles. Le vent glacé, la pluie froide contre mon visage. D’anciens souvenirs pugnaces me visitant chaque nuit. La pluie d’ici est morne, polluée. Elle laisse des sillons noirs sur ma peau sale. Je ne me suis pas lavé depuis une éternité. Je sens la sueur, la fatigue et la colère.
Une voiture faillit m’emboutir.
***
Je fis un pas de côté et avançai sur le trottoir. Des choses noires, emportées par la pluie, coulaient le long du caniveau. Une odeur de goudron humide montait du sol. Je redressai le col de ma veste en cuir, puis poussai la porte de bois.
La fac était silencieuse. Les étudiants travaillaient assidûment à leur réussite. Je promenai mon regard le long de la cour intérieure. Une multitude de formes, penchées sur les tables de cours, se mouvaient derrière les vitres.
Mes pieds s’enfoncèrent dans la terre rouge. Des graviers roulèrent contre ma semelle. Je m’assis sur un banc, tirai le bout de ma capuche et allumai une Marlboro. Je fumai un moment, sentant l’eau ruisseler entre mes doigts. Quelques gouttes tombaient sur ma clope, que je tenais à l’envers.
Au loin, l’orage tonnait férocement.
Je vis une femme courir se mettre à l’abri. Ses talons claquaient contre le pavé de la fac. Je la regardai disparaître sans un bruit. J’attendis alors, patiemment, cherchant une idée. Il fallait que je trouve un moyen, c’était un ordre.
Un éclair traversa le ciel. Je fermai les yeux. D’un geste tranquille, je cherchai mon antique mp3. Je fourrai alors les écouteurs dans mes oreilles malgré la pluie, plus furieuse que jamais.
Metallica, Enter Sandman. Le riff mythique me fit battre le cœur. Le joint de tout à l’heure courait encore dans mon sang.
Now I lay me down to sleep
Pray the lord my soul to keep
If I die before I wake
Pray the lord my soul to take.
Une araignée rampait non loin. J’écrasai ma clope sur la bête et croisai les bras.
C’est alors qu’une porte s’ouvrit. Un étudiant sortit, mains en visière sur les yeux.
C’était inespéré.
Le jeune homme courut aux toilettes extérieures. Je le suivis du regard, le pouls en folie. J’attendis qu’il disparût pour me lever. J’avançai, poussai le battant et me postai devant la porte blanche des toilettes.
Je savourai un court moment d’être à l’abri, puis passai la main dans ma veste.
Un éclair.
Je défonçai la porte.
Je pris l’étudiant à la gorge et lui collai mon canon dans la bouche. Le type était en train de chier. Il était encore assis et ses genoux heurtaient frénétiquement mes tibias.
– Il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas voir, dis-je.
L’étudiant secouait la tête comme un taré. Ses yeux exorbités dégoulinaient de larmes.
If I die before I wake, murmurai-je.
Le tonnerre hurla.
Je fis feu.
Je rangeai mon arme, essuyai vaguement le sang sur ma veste, puis sortis de la fac.
La ville criait sous l’orage.
Pray the lord my soul to take.
1
Bron. La soirée était déjà avancée. Le périph ronronnait doucement. J’étais affalé dans un gros fauteuil marron, troué, récupéré à côté d’une benne. Je fumais un joint, pénard, la petite fenêtre de mon studio entrouverte. Une bouteille de Jack Daniel’s était posée sur la table. La toile cirée était sale, mon lit défait, et j’avais une atroce envie de pisser.
Je fermai les yeux, savourant l’odeur entêtante du cône. Ma sono gueulait Down, Stone the Crow. Je jetai un œil sur le quartier de Bron. Une banlieue bien gentille par rapport à ce que j’avais pu voir avant. D’un geste las, je balayai la fumée qui filait devant moi.
I never died before.
Je regardai fixement la trace d’une ancienne croix sur le mur. L’ex- locataire devait croire dur comme fer à une religion qui faisait parler des serpents. Pour ma part, je n’avais rien à rajouter. C’eût été mal placé.
Dehors, le clébard d’un zonard aboya. L’écran de mon portable s’illumina : « Demain, 19 heures. »
Je soupirai. J’eus un élan de colère et me retins de lancer l’appareil contre le mur. Sale con.
Je m’enfonçai un peu plus dans le siège et allumai la télévision. Il n’y avait rien d’intéressant, comme toujours. Je me levai donc, écrasai mon pétard et allai pisser. Mon portable me retint à nouveau : « V1 cash. Com dab. Rep pa si c mor. »
Je marmonnai quelque chose, puis me saisis des quelques euros qui me restaient. Je pris un bifton de 100, laissai mon Beretta sur la table, attrapai ma télescopique, puis claquai la porte derrière moi. Pour nous tous, la règle primordiale de survie était de se déplacer le moins possible avec son arme à feu. Il suffisait de se faire prendre par des flics et c’était la misère. Rien ne justifie d’aller faire ses courses à Ed avec un 9 mm.
Je descendis l’escalier sans me presser. Les marches étaient glissantes, les vitres toujours voilées par les toiles d’araignées et les tags. Je sortis dans la rue, tirai ma capuche, resserrai ma veste et m’en allai droit vers le pont du périph.
Ahmed, si c’était son vrai nom, était le type qui me fournissait depuis mon arrivée dans le coin. Le gars était fiable et ses boss étaient des gros bonnets de la cité. La première fois que j’avais touché chez eux, j’y étais allé au culot. Les mains dans les poches, j’étais rentré dans la cage d’escalier puis j’avais secoué le boss par la manche pour avoir mon herbe. Les types n’avaient pas apprécié, et j’avais failli me faire péter la tronche. Au moins savaient-ils que j’avais des couilles. En fait, je les avais foutus mal à l’aise avec mon assurance, et depuis ils faisaient affaire avec moi sans entourloupes. Pourtant, je n’étais rien d’autre qu’un client. Pas même un dealer.
Je trouvai Ahmed, les mains dans son sweat Lacoste, la tête penchée sur le périph en contrebas. Normalement, ça ne se passait pas comme ça. Le client allait prendre sa dope dans l’immeuble. Mais je payais plus pour qu’Ahmed me l’apporte en main propre. Je ne cautionnai pas la colonisation des cages d’escalier.
– Bien ?
– Ouais.
– T’as ?
– Ouais.
– File.
La main du petit dealer trouva la mienne. Je sentis le sachet d’herbe entre mes doigts. Je le fourrai dans mon calbar et passai les 100 euros à Ahmed. Je lançai un regard vers sa barre. Un gars avec un rottweiler fumait une clope. Trois ombres se découpaient devant l’entrée.
– Toujours bien entouré, mec. Ils nous matent, là, dis-je.
– Vas-y. Ouais. Ils se méfient, mec. Normal.
– Même des mamies qui habitent là ?
– Bah ouais.
– Normal, rétorquai-je, ironique.
Ahmed lâcha un truc en arabe :
– Allah m’aak...
Puis il s’en alla d’un pas tranquille, mains dans son sweat, la tête balançant de gauche à droite. Je l’imitai et repris le chemin de chez moi.
S’il y a une chose que tout banlieusard déteste plus que tout, c’est une voiture ralentissant juste à côté de lui. Ça vous fout une angoisse, ce genre de truc ! Ça pue toujours le flicard. Je n’avais rien contre eux, les flics, à quelque chose près. Mais avec plus de dix grammes de weed et une matraque télescopique sur moi, je préférais jouer la sécurité. C’est pour cette raison que lorsque je vis la Ford, une Focus bleue, ralentir à une dizaine de mètres, je pressai le pas.
J’étais bientôt chez moi.
– Monsieur...
Mon cœur fit un bond. Je serrai ma télescopique, puis me ravisai. Jamais près du nid.
– Police...
Je me jetai dans le hall et montai les marches quatre à quatre. Arrivé devant ma porte, je fis tomber mes clefs. Je les ramassai à la hâte, fis jouer la serrure, puis rentrai. Je poussai le verrou, lançai un œil par le judas puis m’effondrai sur une chaise. Je jetai enfin le sachet de weed sur la table.
– Merde, lâchai-je.
Ma salle de bain était propre. Je n’avais pas pris de bain depuis un moment. Je me déshabillai et allai face au lavabo. J’aurais préféré ne rien voir dans la glace. Mon reflet était exténué. J’avais la peau plus blanche qu’une merde de laitier et des cernes énormes et noirs pendaient sous mes yeux. Down gueulait toujours la même chanson en boucle.
Je me resservis un verre de Jack Daniel’s. J’étais jeune, mais j’étais si fatigué. Un petit drame.
Un coup de feu résonna dans ma tête. Le souffle des esprits pesa sur mes épaules. Can’t believe what happened yesterday.
Je décidai de dormir. À côté du Daniel’s, mon sachet de weed. Je me roulai donc un autre pétard puis allai voir mes munitions. Les chargeurs pleins, 9 mm, étaient sous sachet. C’était comme ça qu’on les recevait.
Bonne nuit, les petits, je vais regarder TF1 et fumer quelques joints.
[...]