Warm Blue
Élie Maucourant
Tome I : Poison d’azur
Aux enfants du futur.
À la mémoire de Maurice G. Dantec.
1.
Réserve de Warm Blue, quelque part en Océanie
Le ciel était d’un azur de feu ; une coupe de liqueur glacée, une marée de vide et de bleu.
William Whisper plissa les yeux, baissa la tête. La lumière était très puissante, dense. Il ordonna à e-Dom d’apposer un filtre à la baie vitrée, bombée, qui faisait office de toit. L’obscurité grandit un peu, posant un voile bienfaisant dans la grande pièce.
– e-Dom, café.
Le logiciel émit un grondement caractéristique des mauvais jours.
– Nous sommes en rupture de stock, lança l’i.a d’une voix neutre.
– Plus rien du tout ? soupira Whisper en sortant du lit.
– Il reste de la chicorée, reprit e-Dom d’une voix enjouée.
– Merde.
William passa une main contre sa joue. La peau était rêche, dure, tannée. Le trophée d’une vie de Green Sentinel, en quelque sorte. Il leva les yeux vers le panneau de commande. La journée commençait mal sans café. L’humanité avait mal commencé le jour où l’économie du café s’était effondrée. En fait, c’était devenu un privilège que d’avoir une vraie boisson à base de grains moulus. Quelque chose de frais et de grillé, à l’odeur puissante et addictive. La chicorée était donc revenue sur le devant de la scène. Foutue chicorée industrielle à l’arrière-goût de terre. Elle était née au XIXe siècle, à l’occasion d’un blocus français sur les Anglais. Faute de pouvoir se payer un macchiato, les types d’antan s’étaient rabattus là-dessus. Merci les guerres napoléoniennes. Autant se faire une infusion de boue.
Whisper maugréa :
– Mets en surbrillance les drones TT-6, AB-1, AB-2 et le Patrouilleur.
– En simultané ?
William enfila le pantalon de son uniforme vert et leva les yeux vers les commandes.
– D’abord TT-6, dit-il.
Projection de couleur au sommet de la pièce. Le drone apparut alors en représentation 3D. L’image flottait au milieu de la baie vitrée. Ailes longues et larges, face d’oiseau de proie, hélices puissantes à l’arrière, TT-6 était le gardien de la fratrie. Le champion de la surveillance, le big boss. La machine fonctionnait à l’énergie solaire, ce qui expliquait l’envergure scandaleuse de ses ailes et sa relative lenteur. TT-6 avait pour mission de vérifier le travail des autres drones et de prendre régulièrement des clichés de la réserve. Perchée à 15 000 mètres, la bestiole faisait des photos de la frontière cimentée de Warm Blue, traquant les indésirables. En cas de pépin, le drone alertait Whipser qui décidait ou non d’envoyer la cavalerie. TT-6 n’avait pas touché terre depuis son lancement, deux ans auparavant. William avait dû changer le précédent, abattu par erreur par l’armée néo-zélandaise. Un « regrettable incident », selon les mots conciliants du ministre.
– Envoie-moi les images, e-Dom.
L’i.a s’exécuta. Une représentation en temps réel de la réserve remplit la pièce. Les montagnes enneigées, les plages de sable fin et les torrents glacés se superposèrent aux tasses vides et aux chaises. Warm Blue était une illustration parfaite de la Nouvelle-Zélande. Une carte postale grouillante de vie. La réserve était grande, un peu moins de cent-vint kilomètres de largeur à la base, et plus de quatre-vingt-cinq kilomètres de la pointe Nord de Puponga jusqu’au Sud. Implantée en partie dans l’ancien parc national de Kahurangi, elle englobait également le North West Nelson Conservation Park, l’Abel Tasman Park et le minuscule village mort de Collingwood. La réserve comprenait aussi les localités désertées d’Upper Takaka jusqu’à Patons Rock et les villages côtiers de Marahau et Kaiteriteri. De petites communes habitées maintenant par les cerfs et les lions. Des animaux qui erraient entre les supermarchés éventrés par le temps et les routes fendues par la végétation.
Warm Blue était interdite aux visiteurs. Le pays avait dû, comme la loi internationale le voulait, passer la main au BioLogos pour la protection et la sauvegarde de la réserve. Le sol était toujours aux Néo-Zélandais, mais soigner les animaux et dégager les intrus était le job de William. La mission que lui avait confiée le BioLogos. Deux juridictions se superposaient donc ici : celle d’un Etat et celle d’une organisation internationale.
Un peu schizophrène, mais c’était ainsi. Et grâce à ces arrangements, Warm Blue était née, comme des dizaines d’autres réserves partout dans le monde. Des lieux de sauvegarde, des édens pour des milliers d’espèces. Une terre sainte d’écologie bétonnée en ses frontières terrestres, protégée par des drones et menée par un pape habillé en vert, la Green Sentinel. Un homme aux commandes de machines puissantes pour surveiller la vie, l’étincelle dans la catastrophe ambiante. Car les réserves nationales avaient échoué, pour la plupart. Les gouvernements avaient échoué, dans l’absolu. On crevait sur Terre. Et l’intransigeance du BioLogos, d’un autre côté, avait permis de sauver beaucoup d’espèces.
Beaucoup trop, en réalité.
– Rien à signaler, murmura Whisper.
– Il y a une faille à combler, chanta la voix d’e-Dom. Coordonnées : 41°13'59.8»S 172°30'08.9 »E.
– Ouais, ouais, je vais m’en occuper. La taille de la fissure ?
– 29,3 centimètres. Le chiffre est arrondi.
William sourit tout seul.
– Le mois prochain, reprit l’i.a, des chercheurs de Nairobi viendront analyser l’introduction des lycaons dans la réserve.
– Je sais, dit-il. Déjà noté. Tu radotes, e-Dom.
– Les robots radotent. Ils ont été faits à l’image de l’homme, si je puis me permettre.
Whisper soupira. Il allait falloir préparer la venue des scientifiques. Mettre en avant ce qu’ils voulaient voir. Cacher le reste.
– OK. Affiche-moi les rapports d’AB-2 et AB-1.
Les projections de paysages s’effacèrent soudain. Du texte apparut, dense, format géant, et qui flottait entre le sol et le plafond.
– Lis-moi ça, lança Whisper en allant ouvrir les tiroirs en fer du stock vétérinaire.
– « Rapport comportemental des petits carnivores. Le renard roux...
– Les lycaons, parle-moi d’eux, coupa la Sentinel. Je veux un résumé.
La voix de l’i.a résonna dans le dôme de verre.
– Les lycaons sont présents dans la partie Sud-Ouest de la réserve. AB-2 a remarqué qu’ils tendent à éviter les zones où les hyènes sont implantées et...
– Montre-moi l’implantation des lycaons. En Afrique, ils étaient censés cohabiter. Ils se partagent normalement les carcasses, quand ils ne chassent pas. C’est un comportement inhabituel.
Une carte fit son apparition, près du texte. Le drone avait bien bossé. C’était son job. « AB » pour « animal behaviour » : la fonction était claire. La machine volante étudiait la répartition des animaux et cherchait les comportements anormaux. Whisper concentra son attention sur la carte virtuelle. Des zones claires étaient présentes un peu partout, près de la frontière Sud-Ouest. Elles étaient bien distinctes des bandes orange au Nord, territoire des charognards plus agressifs. Celui des hyènes.
– Les lycaons évitent la concurrence et s’adaptent à leur nouvel espace, je suppose.
William reprit après un instant.
– Pourquoi ne s’implantent-ils pas dans la montagne ?
Il regretta sa question. C’était une évidence.
– Les loups, rétorqua simplement e-Dom.
La Sentinel secoua la tête.
– Je suis mal réveillé.
William fit alors l’inventaire de ses cartouches. Les hypodermiques, pour endormir les animaux, un cocktail de kétamine et de médétomidine alpha 2 agoniste. 5 à 8 milligrammes/kilo pour la première molécule, seulement 20 microgrammes pour la seconde. De quoi envoyer chez Morphée les buffles noirs, les ours, les lions. Tout ce qui était vivant, en fait. La Sentinel passa le doigt sur la pochette de kétamine. Si l’usage vétérinaire de cette substance était connu depuis plusieurs siècles, la substance avait bien souvent été détournée à des fins récréatives. Des défonces violentes en sniff, dans l’eau ou l’alcool. Un plaisir interdit que s’autorisaient pourtant certains...
Ses yeux glissèrent alors sur les autres projectiles : cartouches en caoutchouc, i.e.m -électromagnétiques-, incendiaires ou perforantes. William était entraîné et autorisé à avoir recours à la force pour neutraliser quiconque représentait un danger pour les espèces de la réserve. Il pouvait, selon la situation, décider du létal ou non. Un droit assuré par le droit international et les conventions de Malmö.
Ses mains attrapèrent ensuite le vieux fusil Labra-II, un modèle rustique qui avait autrefois fait ses preuves dans plusieurs armées nationales. Fin, noir, avec un canon élégant et gracieux, le Labra-II était le compagnon des Sentinels qui s’en servaient indistinctement pour endormir les éléphants, abattre les braconniers ou se défendre contre une bande de loups entêtés. Le fusil était capable de supporter n’importe quel calibre de fantassin, les fléchettes hypodermiques comme les cartouches au phosphore blanc. Technologie du siècle.
Clac.
William tira la culasse du fusil puis inspecta l’intérieur.
Propre. Prêt. Parfait.
Il posa le Labra-II sur la table chromée et se saisit de sa chemise verte. Les écussons du BioLogos et de son rang figuraient de chaque côté, sur les épaules. Un chêne couleur acier sur fond vert pour l’organisation à gauche ; un ridicule suricate argenté entouré de deux éclairs à droite. Les suricates avaient pour habitude de se tenir dressés sur leurs pattes arrière, guettant les prédateurs. De vraies vigies, rapides et intelligentes, pesant moins d’un kilo. Les pontes du BioLogos en avaient fait l’insigne du rang Sentinel.
On ne peut plus viril pour des types armés.
– e-Dom, je veux le rapport résumé d’AB-1, dit William en laçant maintenant ses rangers, les yeux levés vers la baie vitrée.
L’i.a récita le compte rendu qui se révéla sans grande surprise. Whisper l’écouta toutefois jusqu’à la fin, tout en terminant de lacer ses chaussures. Il se leva enfin et s’empara de la tasse de chicorée que le logiciel domotique lui avait fait couler. Sans faire de commentaire supplémentaire sur le breuvage, William s’enfonça dans l’énorme siège rond en cuir, face à son panneau de commande. Il pivota quelque peu sur la droite, la gauche, les deux mains serrées autour de sa tasse.
– e-Dom, affiche-moi le rapport du Patrouilleur et...
Il n’eut pas le temps de terminer. La projection du bureau virtuel fut soudain barrée par un encadré rouge.
– Vous avez un appel urgent, William, commenta le logiciel. Le préfet de secteur.
La Sentinel fit un geste désinvolte.
– Doit-on dire « le préfet » ou « la préfète » ?
– William, essayez d’être objectif. Et neutre.
– Merci du conseil, HAL.
e-Dom fit alors un bruit que William interpréta comme un grognement vexé.
– Fais pas la tête, e-Dom. Allez, prends l’appel. Ouvre la boîte de Pandore.
Un grand visage apparut soudain dans la pièce. Whisper imita un garde-à-vous, planqué dans son siège.
– Unité BioLogos de rang Sentinel Whisper. Au rapport.
Les lèvres géantes se plissèrent en un sourire forcé. Un sourire éclatant, irradiant, une intense foutue capsule nucléaire ; pure puissance. Le capitaine Alba, préfet du Secteur Océanie, le toisa de ses yeux clairs immenses.
Célia Alba, sa supérieure. Son ex.
– Arrête tes conneries, Wil’.
Il la fixa.
– Célia, comment vas-tu ? ironisa-t-il.
– Est-ce qu’on pourrait faire ça comme des adultes ? Où tu veux jouer au con jusqu’au bout ?
Whisper se pencha en avant.
– Fais-toi plaisir.
Alba recula. Ses cheveux blonds, boucles dorées de miel, glissèrent sur ses épaules.
– Ça te ferait effectivement trop plaisir. De te punir. De jouer de mon rang. Je ne vais pas rentrer dans ta combine. Tu adores trop te poser en victime.
Le visage de William durcit brutalement.
– Je... commença-t-il.
Mais il s’arrêta, hocha de la tête puis releva les yeux vers la projection.
– Je suis désolé.
Un silence pesant tomba dans le dôme de verre.
– C’est moi qui suis désolée, répondit doucement Célia. Je ne pensais pas ce que je disais.
Son expression s’apaisa soudain. Un angelot dont le courroux s’étiole dans le vent.
– Comment-vas-tu, Wil’ ? dit-elle, après un moment.
Whisper détourna brièvement les yeux.
– Plus qu’un an à tirer.
Célia eut un imperceptible mouvement de la tête.
– Tu pars toujours rejoindre ta fille ?
– Tu laisserais une gamine grandir sans son père ?
– Ton ex-femme va tirer une drôle de tête en te voyant débarquer.
William passa une main sur son crâne rasé. Sa fille était née d’une première union, avant Célia. Une autre vie qui l’avait conduit à signer ce contrat avec le BioLogos. À s’enfermer dans cette ménagerie grouillante de drones et de grizzlys.
– On aurait pu être deux. On aurait pu débarquer là-bas ensemble.
Le capitaine soupira.
– Les choses ont changé.
Whisper haussa un sourcil.
– Laisse tomber.
Il n’avait jamais vraiment pardonné à son ex de le lâcher. De prendre cette promotion qu’il soupçonnait d’être liée à une coucherie.
William secoua subitement la tête. Non, il se comportait en connard. Ce n’était pas de sa faute à elle. En amour, le bordel était roi. C’était comme ça.
– Bon, passons au bilan. L’inventaire de tes stocks ? demanda Célia
– e-Dom, transmets le récapitulatif au préfet.
L’i.a s’exécuta. Alba plissa les yeux à mesure qu’elle lisait l’état des rations.
– Bien, bien. Il te manque un peu de tout. Je vais régler ça. Maintenant, fais-moi passer le rapport animalier.
William détourna les yeux le temps que Célia s’informe de l’état de Warm Blue.
– Tout est bon, lâcha-t-elle après un moment. Tu sais que tu vas recevoir la visite des...
– Des mecs de Nairobi, je sais, coupa Whisper. À ce propos, j’ai remarqué que les lycaons évitaient les hyènes et se taillaient un nouveau territoire.
– Intéressant. Ils chassent toujours ?
– Oui, dit William. Même si les espèces viennent des quatre coins du globe, elles semblent s’équilibrer entre elles. Encore et toujours. Même après un an passé ici, je suis toujours fasciné par ça.
Célia s’agita.
– Il n’y a qu’une espèce qui n’a pas trouvé l’équilibre.
– L’homme, coupable, encore et toujours, grommela la Sentinel. T’en as pas marre de faire culpabiliser les bipèdes que nous sommes ?
– Regarde l’état de notre planète. Et Mars. La colonisation vient à peine de commencer qu’il a déjà fallu injecter plus de cash en armes qu’en matériels civils.
– C’est pour ça que je ne laisserai pas ma fille toute seule là-bas, siffla William en posant sa tasse. Je ne sais pas ce qui est passé par la tête d’Hélène.
Une projection holographique brilla doucement sur le côté. Le portrait de sa fille. e-Dom faisait ça parfois, lorsqu’il entendait William parler d’elle. Emma avait déjà fêté deux anniversaires sans lui.
Le temps est long lorsqu’on est privé de ses enfants. Très long.
– J’ai de quoi te remonter le moral, Sentinel. Petite faveur d’en haut. J’ai le feu vert pour t’offrir des rations bonus. Tu veux quoi ?
Whisper pencha la tête sur le côté.
– Je te connais, Célia. Gentille au début, puis bâton en pleine poire. Tu vas m’incendier juste après. Je ne sais pas ce que j’ai encore fait, mais j’ai déjà mal aux fesses.
Le capitaine eut un sourire discret.
– Commençons par le bonus. Le reste après.
William réfléchit un instant.
– Envoie-moi du vin. Puis... du chocolat, s’il te plaît. Noir, comme l’espace. Au moins du soixante-quinze pour cent. J’en ai assez de vos trucs au beurre d’agave. Et du café. Blinde-moi en café. Une semaine sans et je vais devenir fou.
– Vos trucs ? Pour info, on a le même uniforme.
– Le même uniforme pour un boulot différent. Moi, je suis enfermé dans une tour d’ivoire vert, avec un max de bêtes affamées.
– Arrête ton cirque, William, je fais tout ça pour te faciliter la vie. Les rations en extra, c’est un cadeau pour des unités de terrain sélectionnées. Toutes les Sentinels n’ont pas eu cette chance. Tu sais à quel point c’est compliqué avec la nourriture. J’ai donc mis le paquet pour que tu fasses partie des heureux élus.
Il voulut répondre mais Célia reprit :
– J’ai précisé à l’entrepôt ce que tu voulais en supplément. J’espère que tu aimes le vin australien.
Whisper fit une grimace.
– Je suis à moitié français. Oublie le côté anglo-saxon. Une bouteille de Pomerol ou j’ouvre les portes de Warm Blue. Les Néo-zélandais vont adorer voir les panthères se balader sur les routes des écoles.
Célia soupira, tapa quelque chose, puis reporta son attention sur lui.
– T’es la Sentinel la plus emmerdante du secteur, tu sais ça ?
– C’est pour ça que t’as fini dans mes bras, rétorqua Whisper.
– Oui, et c’est aussi pour ça que je suis partie.
Une main se posa alors sur l’épaule du capitaine. Une main de mec, déjà énervante. Le visage qui apparut ensuite dans la projection était laid. Très laid. Un gros pif et des lèvres de gorille.
– Célia, qui est ce singe ?
– Le singe est le surintendant, répondit le nouveau venu.
La voix était nasillarde, grasse. Lourde. L’expression d’un type qui manquait d’autorité naturelle et qui abusait de son rang. Whisper jeta un œil à son écusson.
Un aigle.
Ce qui signifiait qu’il était le supérieur direct de Célia. Ces classifications avaient tendance à taper sur le système de William. Aider les animaux était une chose, jouer au chimpanzé, une autre. Qui était donc ce type ? Probablement le mec avec qui elle était partie. Avec qui elle l’avait trompé. Whisper avait senti l’arnaque lorsque les visites de Célia s’étaient faites de plus en plus rares, lorsque le plan de tout lâcher pour Mars était devenu de moins en moins évoqué. Mais pouvait-il le lui reprocher ? Partir avec lui, sur une planète au bord de la guerre civile, pour s’occuper d’une gamine qui n’était pas la sienne n’avait rien de sexy. Cependant, c’était elle qui lui en avait parlé la première... Comme lui, elle avait espéré utiliser les salaires conséquents offerts par le BioLogos pour chercher l’aventure.
Mais rien de tout ça n’était arrivé.
– Unité de rang Sentinel, je vous invite à un peu de méditation et de retenue, ronronna l’aigle.
– À vos ordres, se contenta de répondre Whisper.
Il n’avait aucun intérêt à faire l’idiot. Le but était d’aller jusqu’au bout du contrat, de récupérer l’oseille et de partir. De retrouver Emma. Aucun autre job ne payait aussi bien. Il avait réussi la formation initiale et déjà passé une année dans la réserve. Plus qu’une autre et le cycle serait terminé. William avait donc fait une grande partie du chemin, et ce n’était pas pour se faire dégager maintenant.
Tant pis pour l’ego.
– Les rapports se font debout, Sentinel. Levez-vous, reprit le surintendant.
Whisper se redressa, la mâchoire serrée à broyer des os.
– Excellent, dit l’aigle. Votre relevé biologique présente des anomalies. Le préfet va vous informer de ceci. Quant à moi...
Son visage se rapprocha, jusqu’à englober toute la projection.
– Je vous recommande vivement de vous tenir à carreau. Reçu, Sentinel ?
William exécuta un salut parfait.
– Reçu, surintendant.
– Excellent.
Il déposa un baiser sur le front d’Alba puis s’éloigna. Whisper attendit un moment avant de se rasseoir et de prendre la parole :
– Tu m’as lâché pour ça ? T’es sérieuse ?
Célia haussa les épaules.
– Querelle de mâles. Mais te leurres pas, Wil’, c’est un bon gars. Il m’a aidé à t’octroyer la ration bonus.
Le Pomerol n’avait déjà plus la même saveur.
– Merde, il n’est même pas beau !
– William, je passe au sujet qui fâche, coupa sèchement Célia. Le scan sanguin que tu nous as fait parvenir est problématique.
Whisper regarda instinctivement le V-Light, la machine qui prenait un flash des paramètres biologiques. Une espèce de rétroprojecteur qui numérisait les données et les transférait au commandement de secteur. Il suffisait d’une goutte de sang déposée sur le plateau et le tour était joué.
– Tout est bon, excepté le taux de créatinine, dit-elle.
– Le quoi ?
Le préfet sembla s’agacer.
– Il s’agit de la créatine, qui se dégrade en créatinine dans l’organisme. Le taux présent dans ton sang est légèrement supérieur à la normale.
– C’est-à-dire ?
– Tu es à 112 mmol/ litre, pour une fourchette comprise entre 40 et 100.
– Ce n’est rien du tout comme écart, se justifia Whisper. Qu’est-ce que ça change ?
Alba leva la main.
– Trois possibilités. Primo, c’est un problème de rein... Mais ce n’est pas le cas. Les données fournies nous assurent avec certitude que tes organes tournent sans souci.
– Le reste ?
– Tu fais de la musculation, Wil’ ?
– Je te demande pardon ?
– Tu prends des compléments alimentaires pour te tailler les biceps ?
Whisper fronça les sourcils.
– Je suis dehors toute la journée à courir derrière les zèbres. Qu’est-ce que tu veux que je fasse du sport en plus ?
– Reste la dernière option.
– Qui est ?
Célia Alba le dévisagea intensément.
– Tu manges de la viande, Wil’ ?
La Sentinel recula instinctivement.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Dois-je te rappeler que c’est une entorse très grave ? Que tu risques gros ?
William regarda son ex avec effarement. Ils étaient tous végans, c’était la condition sine qua non pour intégrer le corps armé de l’écologie moderne. Protéger les animaux, pas les dévorer... De toute façon la viande était devenue une denrée rare et très chère.
– Tu délires, murmura-t-il après un temps.
– Non, je ne délire pas Wil’. Mais on a gardé ça entre nous, avec Bajrang.
– Bajrang ? C’est l’autre ?
– Oui, c’est « l’autre » comme tu dis, et tu ferais mieux d’être un peu plus poli avec lui. Il fait ça pour moi, par gentillesse. Alors ne le pousse pas à bout.
William retint sa rage, l’envoyant valser au fond de lui, tout au fond. Pas facile.
– D’accord, mais je n’ai pas mangé de viande.
Célia le regarda avec circonspection.
– C’est ce que nous verrons. Je veux un nouveau scan d’ici un mois. En attendant prends soin de toi.
– Une dernière chose, Célia.
Elle plissa les yeux.
– Merci, dit-il simplement.
– Fin de communication.
– Bon sang, maugréa Whisper.
Il se leva et réajusta son uniforme.
– Ça ne s’est pas trop mal passé, finalement, lança e-Dom.
– Tu ressembles décidément trop aux humains. Tu n’es pas obligé d’être obséquieux avec moi, rétorqua la Sentinel.
– Je suis sincère : vous vous en sortez bien. Vous allez avoir du vin français.
– Il aura le goût de la défaite, ce vin. Mais bon... e-Dom, où sont mes lunettes tactiques ?
– Vous les avez cassées lors d’une intervention vétérinaire sur une lionne.
William se prit la tête entre les mains.
En effet, la dernière sortie pour soigner une plaie sur un fauve avait été des plus rocambolesques. L’animal s’était réveillé avant l’heure et avait mollement tenté de lui arracher la tête. Les lunettes avaient ramassé à la place des yeux. Il allait toutefois en avoir besoin pour rester en contact avec l’i.a, les drones, enregistrer les rapports, récupérer des infos et recevoir les appels d’urgence.
– Où est le stock restant ?
– Vous pourriez vous connecter tout simplement avec vos implants.
– Je n’aime pas utiliser les implants. Ils sont désactivés, comme le Silecs.
William regarda alors l’emballage Apple, couvert de poussière, sur le bureau. Il n’avait jamais ouvert la boîte pour en sortir le Silecs. Pour parler à Whisper, il fallait l’attendre chez lui, via le réseau Cat. Où l’appeler lorsqu’il avait ses lunettes tactiques. Au moins, une fois les lunettes posées, il n’était plus harcelé de messages et de spams.
– Vous êtes très vingtième et unième siècle.
– Les époques barbares, merci e-Dom. Je te préférais en courtisan hypocrite.
– Il vous reste trois paires de lunettes. Bac mural numéro 3.
Whisper pressa le mur du doigt et le bac s’ouvrit en grinçant. Une cascade de sachets biodégradables lui tomba alors dessus.
– Vos rations de protéine, commenta avec un brin de moquerie e-Dom.
– Je sais ce que c’est, répondit-il en dégageant les portions lyophilisées de soja enrichi.
Un an de protéine s’était répandu par terre, glissant dans tous les sens. Le calvaire.
– Heureusement que le bac ne s’est pas ouvert pendant votre conversation. Il aurait été difficile d’expliquer ça à votre supérieure.
– e-Dom, ça suffit, gronda William en nageant dans les sachets.
Il finit par trouver les lunettes au fond. Grises, polarisées, connectées, elles étaient le meilleur de la technologie avant les Silecs.
William posa donc les lunettes sur son nez, prit son fusil et se dirigea vers la sortie.
Il jeta un dernier coup d’œil aux rations éparpillées.
La créatine se trouvait effectivement dans la viande rouge.
Pas dans le soja.
[...]