HYPERFERON
ou le silence de la moelle
Thierry NUTCHEY
La grande fatigue de l'existence n'est peut-être en somme que cet énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c'est-à-dire immonde, atroce, absurde.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit
/ COULOIRS /
Basile poussa la porte du Pavillon d'Hépatologie et se mit aussitôt en alerte. Il franchit le sas de décontamination, puis le portique de sécurité, et se laissa fouiller par l'agent, la mâchoire serrée. Il entrait en territoire ennemi. Les couloirs n'avaient pas changé en vingt ans, ni la couleur des murs, un blanc ictérique, ni la lumière accablante, une vieille ambiance trempée au formol et à l'angoisse, contagieuse, ni la propreté aliénante, pathogène. L'Hôpital. Vingt ans qu'il arpentait les dalles grises dont il connaissait le moindre défaut, qu'il s'appliquait à poser les pieds dans les mêmes lignes, à fouler le souvenir d'autres pas, de tant d'allers-retours, et d'impatiences, avec toujours ce petit crissement sous la semelle, et sa manie de compter et recompter les pas. Basile ne concéderait jamais aux Blouses Blanches le moindre sourire. Il répondait furtivement aux saluts, d'un signe soigneusement dédaigneux, refusait la salle d'attente malgré l'insistance et les soupirs des secrétaires. Elles connaissaient Basile, son mépris pour le petit personnel, pour les Patients. S'asseoir avec eux eut été un aveu de faiblesse. Ses airs indifférents couvraient en vérité une tension redoutable. Basile était à l'affût, tendait l'oreille de bout en bout du couloir, décryptait à chaque pas tous les signaux de l'Autorité/ le fléchage expéditif/ les affiches racoleuses/ les notes de services aux humeurs despotiques/ toutes ces signatures paranoïaques/ ces tampons surappuyés. La propagande ordinaire abandonnée au zèle de serviteurs nécessiteux. L'esprit et la misère des murs. Basile jouait l'anticorps, le voyou solitaire. Les couloirs lui permettaient de mieux apprécier le péril et d'élaborer des stratégies, d'envisager la fuite, sinon la guerre. Une sonnerie de téléphone retentissait, Basile s'approchait l'air de rien et captait la conversation dans ses moindres détails. Une infirmière passait, son esprit s'accrochait immédiatement aux claquements de ses sabots. Il savait mesurer son allure, et son souffle, écouter, renifler, comme un Sioux, comme sur les bords du canal quand il se faufilait sous les grillages après l'école, pour aller voir les remous. Ses doigts reconnaissaient au millimètre l'aspérité d'une rambarde, le fil d'un bois de palissade. Il savait se cacher, bondir, disparaître, échapper aux regards des travailleurs, s'enivrer des battements de son cœur, de sa formidable attirance déjà pour les tourbillons saumâtres, les odeurs de vase et la tombée de la nuit. Il n'aimait rien que d'échapper au monde, de le contempler en cachette, ou plutôt de se compromettre dans la contemplation du monde, comme ce soir de printemps, inoubliable, où l'école avait renvoyé les élèves à leurs familles, où les ouvriers des Papeteries avaient décidé de fermer l'écluse. Les murs pentus du canal étaient à découvert, les eaux s'étaient resserrées tout au fond pour ne plus former qu'une langue lisse et palpitante. Le canal ne se ressemblait plus. L'eau sifflait, un air glacé soufflait des parfums de vase. Un décrochement apparaissait à la jointure des plaques de béton juste au ras du courant. Basile s'était accroupi sur le rebord et s'était laissé glisser sur la paroi humide. Il avait dû peser de tout son poids pour résister à la pente. Le béton lui avait brûlé les mains et le menton. Il s'était rétabli sur la jointure des plaques, de justesse, de la pointe du pied. Le clapot caressait ses semelles et mouillait ses chaussures. Il serait puni. L'eau devenait là méconnaissable, durcie, bandée comme un muscle. Basile risqua le bout de son pied dans le courant et manqua d'être renversé. Une gerbe d'eau éclaboussa son pantalon et sa chemise, jusqu'à son visage. Les gouttes avaient un fort goût de montagne, de rocher, de neiges éternelles. La nuit s'approchait. Il serait doublement puni. Basile s'était avancé à la manière d'un équilibriste, le regard haut, les bras écartés, fier de son assurance. La jointure du béton offrait tout juste de quoi poser un demi pied et se tordre les chevilles. Il s'était mis à compter ses pas, la première fois, histoire de s'appliquer, jusqu'à la bouche de l'usine apparue soudain à la pointe de sa chaussure. La plaque de béton se coupait net devant un soupirail. L'eau plongeait là sous une grille vers les turbines des Papeteries. Un gros crochet pendait sous la voûte. Une lame d'acier se tenait prête à trancher le courant, guillotine rouillée retenue par une grosse crémaillère poisseuse. Le poste de manœuvre se tenait sur l'autre bord au bout d'une passerelle vétuste. La jambe de Basile commençait à trembler, son pied gauche gelait. Il ne pouvait guère se servir que d'un seul. Il ne tiendrait plus longtemps sur la jointure du béton. Impossible de se retourner à cet endroit, ou même de regarder derrière soi. La pente était trop raide et trop glissante pour espérer remonter. Basile s'était alors jeté de toutes ses forces sur la grille, sans réfléchir. Un souffle d'air tiède le cueillit, chargé de graisses et d'effluves chimiques, l'odeur familière et réconfortante des Papeteries. Il apercevait les installations électriques en contrebas, l'alignement des turbines. Des hommes discutaient sur les plateformes, l'écho des voix lui parvenait par intermittence, des cris plutôt, des sifflets. Le vacarme des machines imposait aux ouvriers ces échanges sommaires et rudes, une vie cadencée par les avertisseurs et les sirènes. Des vies graves, des vies d'hommes capables de détourner les torrents et d'apprivoiser des monstres de machines. La mécanique du monde le fascinait, et tous ces ouvriers dans les entrailles des usines qui travaillaient à la faire tourner, jour et nuit. Ne dormaient-ils jamais ? Et l'eau, les turbines, l'électricité, les machines qui crachaient sans fin le papier humide et chaud, et l'homme qui courait à la fin du rouleau pour amorcer le suivant, les trains qui emportaient les bobines gigantesques, et tous les camions de bois qui passaient et repassaient, combien de fois par jour, sous les fenêtres de sa chambre ? L'enchaînement des hommes à leur travail ne cesserait donc jamais tant que l'eau filerait sous le soupirail, l'eau qui répétait toujours le même remous, les mêmes bulles qui avaient fini par rendre le béton soyeux et rond à force d'être léché inlassablement. Le monde ne se fatiguait-il donc jamais ? Pourrait-il s'arrêter !? Basile avait serré sa joue contre le barreau mouillé. Une alarme avait retenti, une voix grésillait dans les haut-parleurs. Un ouvrier s'engagea sur une échelle et venait dans sa direction, puis un deuxième. Basile avait sauté, d'instinct, assuré de ses forces. Le crochet était un peu gros pour ses petites mains. Il fallait encore attraper le câble, se hisser sur le palan, atteindre le pont roulant sous la voûte et filer se cacher dans l'usine. Basile risqua un dernier regard en dessous sur la bouche grand ouverte du canal. Ses pieds battaient dans le vide au-dessus des bouillons noirs juste à l'aplomb des turbines. Un reflet furtif et métallique surgit à cet instant qui lui glaça le sang. Une truite ondulait entre les eaux, louvoyait dans le puissant courant avec une légèreté insensée. Elle le regardait, le narguait peut-être bien. L'écaille de son dos basculait par moments hors de l'eau. Elle plongea et jaillit à nouveau, et encore. Une créature habitait ce tumulte glacé et compromettait d'un coup sa solitude et son courage. Lui qui ne craignait pas l'eau des montagnes avait eu peur de ce petit reflet vivant. Ses forces le lâchaient, le métal froid lui brûlait les doigts. La truite disparut d'un trait. Il parvint à faire balancer le crochet à force de coups de reins désespérés, puis à lancer ses pieds. Basile s'était relevé miraculeusement sur le rebord de la passerelle, le souffle coupé. Une main s'était posée sur son épaule. Le gardien le ramenait tout droit dans le bureau du Père malgré ses larmes et ses supplications. Basile n'avait pas dix ans. Le Père le fit conduire à la maison et enfermer dans sa chambre. Il verrait plus tard ce qu'il faudrait faire de lui. Le Père devait d'abord régler le sort de ses ouvriers. La grande grève commençait.
Le Pavillon d'Hépatologie n'était pas plus hospitalier que le plus sinistre commissariat de la Ville. Il fonctionnait sur le même modèle, exactement, parfaitement inflexible et délibérément brutal. Contrôles d'identité/ interrogatoires/ surveillances/ gardes à vue. Toute la culture de l'Autorité, des siècles et des siècles d'expérience, de mise au pas ! La rectitude des couloirs, l'alignement austère des portes mettaient d'emblée le Médecin hors d'atteinte. Les Patients patientaient, bien en rang, leur numéro à la main. Le couloir participait de la déstabilisation des consciences et préparait la reddition finale. Le Traitement. Dernière et unique issue. Les Blouses Blanches n'échappaient pas aux effets de leur propre séquestration et ne se plaignaient plus de rien depuis longtemps. Trop bien à l'abri, trop absorbées à décompter le temps qui reste, à calculer les "points retraite", à lorgner sur ce qui restait d'horizon, de couloir, justement, à épier le bureau de Professeur, tout au bout, d'où pouvait survenir l'espoir, une promotion, l'avancement, gagner une ou deux portes, la voie rêvée vers la sortie. L'institution avait pris en charge le tempo de leurs vies. Leurs corps avaient tous fini par adopter la même allure rigide à force de couloirs, le même pas faussement pressé qui s'appliquait à parcourir les heures de la journée, l'une après l'autre, d'un bout à l'autre. Ils avaient pour eux l'uniforme, l'armure blanche immaculée, la bible du règlement, la Loi. Des vies en conséquence, à éponger la pourriture, à essuyer les cris, sans rien dire, des vies écrites trop tôt qui se déroulaient avec peine, devenues bien trop longues et bien trop étroites, comme les couloirs du Pavillon. Des morts promises à échéance, à pas comptés. Agents de la Sécurité Sanitaire malheureux, obéissants et terriblement redoutables. Professeur pouvait régner sur son beau pavillon doré, voir loin, voir en grand. Les Patients se présentaient à l'examen de passage la peur aux tripes, collaboraient spontanément, se précipitaient pour offrir leurs douloureuses excrétions, très honorés de voir leurs substances toutes chaudes encore soigneusement soupesées par de petites mains gantées, et si habiles, leurs petites fientes précieuses bien alignées dans les flacons stériles de l'Autorité. Le Saint-Laboratoire déverserait bientôt ses chiffres illisibles qui forceraient l'admiration et l'espoir des plus réticents. Ils entreraient dans la vénérable statistique et n'en ressortiraient pas. Leurs corps immatriculés dûment élus par la Science et la Sécurité Sanitaire réunies, magnanimes, ne leur appartiendraient plus. L'Autorité Sanitaire prenait désormais tout en charge. Anesthésie générale ! La Loi avait institué le Traitement Obligatoire pour les maladies infectieuses. L'Autorité profitait à dessein des grandes épidémies et des grandes campagnes de dépistage pour consolider définitivement son pouvoir. L'obligation de Traitement s'était imposée au nom de l'Ordre Sanitaire et de la protection des populations. La Médecine triomphait sans retenue. La première infection de Basile remontait à ses plus tendres années. Un été à tousser, à cracher. Il se souvenait encore du voyage en voiture (le Père avait sorti la belle Mercedes blanche) et de la route sinueuse dans la forêt de sapins. Ils avaient contourné un lac, traversé des tunnels et franchi un immense barrage. Le Sanatorium avait surgi plus haut comme un paquebot immense, immobile sur sa vague de rochers sombres. Déjà les infirmières étaient moches et fatiguées, les couloirs interminables, la salle des radios glaciale.
– Bienvenue à bord du Spoutnik, mon petit Basile. N'aie pas peur !
Il n'avait pas peur, il avait froid, il grelottait, à attendre, à tenir sa poitrine collée à la plaque de métal gelée.
– Gonfle ta poitrine. Ferme les yeux ! Attention au décollage !
Schlack ! Mensonges, déjà, pitoyables et inutiles. Les Blouses Blanches de l'époque ne se donnaient pas beaucoup de mal. Déjà. Il se souvenait encore des journées à écouter les échos du couloir et à redouter les grosses mains du Médecin. Les Parents avaient dû interrompre brusquement leurs vacances. Basile avait bien choisi son moment ! Les radios de ses petits poumons étaient toutes pleines de tâches. Une tuberculose. Six mois de Traitements. Déjà !
Professeur avait encore une bonne heure de retard. Basile regarda sa montre. La secrétaire avait flairé aussitôt le danger et se gonflait déjà comme un vieil hippopotame, prêt à charger. Une heure de retard ne changerait rien à son affaire. Elle regardait la fin du mois. Basile n'avait pas sa patience et peu lui importait son mauvais sang et les obligations sanitaires. Il ne supportait pas longtemps la puanteur de l'Hôpital. Une impérieuse envie de boire le tenaillait. Le vieil hippopotame pouvait bien tenter de le rattraper ! Il avait déjà filé.
Lisa le rejoignit à l'Orange Mécanique. Basile s'était décidé à lui dire la vérité. Le premier whisky de la journée avait fini de le convaincre. Il espérait simplement un peu d'aide de sa part, un peu de compréhension. Elle lui demanderait ce qu'il avait fait ce matin-là de si urgent, il était parti si vite et sans rien dire, et Basile le lui dirait, tout simplement. Ils commandèrent un verre pour commencer.
– Je ne sais même pas où tu étais ce matin…
Sa réplique lui échappait déjà. Un verre ne suffirait pas. L'aveu restait au-dessus de ses forces. Lisa était trop douce ce matin-là, il aurait fallu qu'elle se soit offusquée, quelques reproches bien caractérisés. Le naturel et l'habitude le submergeaient, un supplément de lâcheté. Pas le cœur à lui annoncer la sale nouvelle, à gâcher cette belle journée, la grâce de ce regard empli de tendresse.
– Un repérage…
– Encore tes ruines !?
– Les anciens quais de la gare de triage…
Il était fort probable que Lisa avait déjà découvert ses rendez-vous à l'Hôpital depuis tant d'années que durait son petit manège avec Professeur. Le temps rendait le mensonge plus incertain et plus ignoble encore. Basile n'avait pas remis les pieds à la vieille gare de triage depuis des lustres. Les vieux wagons avaient disparu en vérité, les rails avaient même été démontés. Basile négligeait délibérément ses alibis. Il avait espéré ainsi que la vérité tombe toute seule. Il avait voulu protéger Lisa d'une nouvelle épreuve.
Mais l'hépatite chronique se gérait comme une course de fond. L'évolution de la maladie était si lente qu'il avait pris son temps. Il se portait comme un charme après tout et avait obtenu une dérogation spéciale. Ses lourds antécédents médicaux et les conditions scabreuses de son admission au Pavillon d'Hépatologie lui avaient valu une certaine compréhension de la part de Professeur qui lui avait accordé, exceptionnellement, un ajournement du Traitement. Basile acceptait en retour de se livrer aux examens/ prises de sang/ fibroscopies/ biopsies/ et petits contrôles que Professeur demanderait. Il gardait Basile comme spécimen, cas d'école pour futures Blouses Blanches, un cas résistant, sujet de thèses précieuses pour ses chers étudiants. La Science avait besoin de maladies et de cobayes consentants pour produire les gloires de demain.
Basile restait à peu près libre et maître de la situation tant que le virus n'était pas trop actif. Pourquoi inquiéter Lisa ? Il avait ses bons motifs, et sa théorie, très simple. Une maladie qui le laissait vivre sans souffrir n'était pas une maladie. Les années lui avaient longtemps donné raison mais il n'avait pas prévu le travail du temps, de la solitude grandissante, du Mal invisible. Hépatite chronique/ mort chronique ! Le virus gagnait silencieusement, et le doute, et l'envie de tout lâcher. Professeur agitait de son côté la menace du Traitement, inéluctable, et promettait de suspendre la dérogation. L'Autorité durcissait les contrôles. L'accord tacite avec Professeur ne tiendrait pas longtemps si la nouvelle Commission Sanitaire ouvrait son dossier. Basile aurait préféré s'en remettre à son propre sort, laisser le temps et le corps choisir eux-mêmes le bon jour, une mort raisonnable et souveraine. Il y avait là une facilité et une logique très agréables. La possibilité de continuer à boire, à boire encore plus. La mort aurait fini par l'accepter. Il aurait été tellement plus simple de n'avoir jamais écouté Professeur, de n'avoir jamais rien su, de n'avoir jamais accepté de se prêter aux analyses et au marché douteux de la Médecine. Une ombre planait depuis vingt ans sur tous les projets, un sale goût de culpabilité embarrassait tous les excès, les succès, la jouissance même. La vie avec Lisa. L'avenir avait pourri par toutes ses branches. La Procédure et le Traitement infâmant pouvaient tomber à tout moment. L'aveu inéluctable sonnerait la fin de la résistance, la honte. Le stade final de la maladie.
– Tu avais quelque chose à me dire ?
Il passa une main dans ses cheveux. Lisa aussi avait vieilli, ses boucles brunes grisonnaient déjà. Leur union si improbable resterait son chef-d'œuvre, à elle. Une construction douloureuse faite d'enthousiasme et d'infinie patience/ de complicité/ d’incompréhensions/ de noble abnégation. Une citadelle qui avait résisté à la férocité des épreuves, aux écarts de Basile et ses instincts mortifères. Lisa l'avait suivi, porté, bercé. Sauvé. Elle avait supporté ses noirceurs, ses errances d'Artiste et de voyou, ses innombrables crises d'incontinences métaphysiques. Lui ne comprenait pas cette force, son acharnement à l'aimer. Il s'abandonnait à cette générosité qu'elle dispensait exquisément, à l'intelligence de son regard. Il aimait Lisa comme l'opium. Elle rendait tout plus grave, et plus beau, plus supportable. Les souvenirs des longs mois de la première chimiothérapie/ des cures de rayons X/ de la vie entre deux morts/ de son infirmité/ hantaient le fond de leur mémoire. Le Traitement de son hépatite rappellerait inévitablement les démons anciens, les violences passées de l'Hôpital.
Les Médecins s'escrimaient sur la maladie, Lisa, elle, s'occupait du malade, l'impatient, le vilain garçon toujours prompt à l'empoignade avec l'Autorité et les Blouses Blanches, enclin à titre préventif au rejet systématique. Un sens inné de la prophylactique et de la pathogénie que Basile éprouvait depuis des années à longueur de couloirs ! Le virus de l'hépatite s'inscrivait dans le prolongement de son histoire/ de la maladie d'avant/ de la vie d'avant/ des années de dérélictions et d'insomnies. Sa vie à lui, écrite de longue date, inspirée par la contemplation des usines, les abords du canal, les bouteilles jetées aux tourbillons, les punitions, une vie sans faim et sans sommeil. Leur histoire désormais. Alors non, il n'avait rien à dire ou à redire, juste une pensée saugrenue.
Basile et Lisa se donnèrent rendez-vous un peu plus tard dans un petit hôtel qu'ils aimaient bien. Basile promit d'être en forme. Il exigea gentiment les dessous carmin qu'il lui avait offerts. Elle promit de trouver un rouge à lèvres assorti. Basile demanda un autre verre. Lisa était déjà repartie. Il repensa aux quais, aux voies de la gare de triage le long des Papeteries, ses ruines chéries où tout avait commencé, ses nuits délirantes avec Nacho, les pages volées de Jim Harrison, lues et relues, le visage froissé de Constance endormie sur le plancher crevé d'un wagon, un livre ouvert en guise d'oreiller. La vie d'avant Lisa.
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