Warm Blue
Élie Maucourant
Tome II : Bleu libération
Aux enfants du futur.
À la mémoire de Maurice G. Dantec.
1.
Quelque part dans la campagne de Berlin
Veit regardait le clandestin le supplier une nouvelle fois. Il l’écoutait en riant, les bras croisés. Ce chien au visage niais et aux grandes oreilles l’agaçait franchement. Il n’avait même pas un brin de barbe, seulement la timide nuance bleutée d’une virilité douteuse sous le nez et le menton.
– Comment tu t’appelles ?
– Pueblo, Monsieur.
Veit mit un genou à terre.
– Qu’est-ce que tu fous ici, Pueblo ?
Le migrant joignit les deux mains.
– Je vous en prie, je vous en supplie...
– Réponds à ma putain de question.
– Je suis originaire d’Argentine et je me suis installé en France. On a entendu parler d’une faille ici, et on a voulu tenter notre chance.
– Qui ça « on » ?
Abramo tira sans ménagement une blonde à la peau laiteuse du rang de réfugiés. Son air de fille apeurée énerva encore plus Hoffestern. Ses cheveux ondulés, pleins de poussière, virevoltaient autour d’elle.
– Tu veux passer avec elle ? Sans argent ? murmura Veit à l’oreille de l’Argentin.
Il fit oui de la tête.
Veit se redressa et épousseta sa veste noire de kevlar.
– Mais on a un problème, Pueblo-con. Un gros souci, même. Tu n’as pas assez de blé. Mes hommes m’ont dit que tu voulais passer quand même, en douce, avec ta garce.
– Non, je vous jure que...
– La ferme !
Veit fit quelques pas autour du type, puis se planta devant la gonzesse.
– Vous n’avez pas l’air d’être si pauvres que ça. Tu viens d’où, toi ?
– De France, aussi. Nous étions en séjour en Allemagne et...
– Vous puez le mensonge, tous les deux. Je suis sûr que vous avez plus de fric que vous ne le dites. Vous avez simplement voulu m’enculer. Abramo, est-ce qu’on encule Veit Hoffestern ?
L’Italien lissa les contours de son chapeau, un air mauvais sur le visage.
– Non, patron.
– Voilà ! Voilà, c’est ça ! s’écria Veit en le montrant du doigt. Abramo a raison. Il a toujours eu du flair, celui-là. C’est même pour ça qu’il travaille pour moi. Maintenant…
Il gifla la blonde. Elle s’effondra. Des larmes lui montèrent immédiatement aux yeux. Des larmes de honte, de douleur qui glissèrent sur sa joue enflammée.
– ... Maintenant, on va parler sérieusement, les deux abrutis. Quant aux autres, vous allez regarder avec attention et retenir la leçon : l’orifice de Veit est intact. Et il va vous la mettre si profond que le moindre atome de l’univers chantera ce refrain avec ferveur : Veit Hoffestern baise le cosmos et on est d’accord avec ça. T’es d’accord, la traînée ?
– Je…
– Quoi « je » ? Quoi ? Je n’ai pas entendu.
– Oui, Monsieur.
– C’est bien, dit-il en tapotant sa joue.
Hoffestern s’écarta d’eux. L’espace d’un instant il revit Kadik. Les cratères de sa peau, le club, Jana, la douleur, le feu.
Il serra les dents.
– Il n’y a pas de travail pour vous deux en France ? Ni en Allemagne ? Ni dans ton putain de pays de dégénérés ? Hein, l’Argentin ? T’as perdu ta langue ou quoi ?
– Ce n’est pas ça, c’est que...
– Je t’entends pas, parle plus fort.
– Nous avons...
– Plus fort ! cria Veit, en collant son visage contre le sien.
– Il y a plus d’opportunité ici et...
– Quelle belle affaire, Abramo tu ne trouves pas ?
Veit leva les bras au ciel sans attendre de réponse.
– J’ai vécu dans l’horreur, toute ma vie. Je sens le mensonge...
Il tira les cheveux de la blonde et la regarda.
– ... Et je sais que vous mentez. Vous avez essayé de passer sans payer, sans respecter le travail que je fais ici. Et maintenant, vous n’avez même pas la décence de me dire la vérité. Alors toi, la minette qui rêve de pays latins et de bites couleur caramel, parle-moi ou je t’arrache la langue.
– On s’aime ! lâcha-t-elle dans un souffle. J’ai quitté la personne avec qui j’étais pour repartir de zéro. Par pitié, je vous jure que...
– Nous y voilà, chanta Veit en l’abandonnant. La douce musique de l’amour, n’est-ce pas splendide ?
Il envoya un coup de pied à Pueblo.
– C’est splendide, oui ou non ? Réponds, trou du cul.
– Oui... Oui, Monsieur, murmura l’Argentin, plié par la douleur.
Hoffestern se mit derrière lui, sur son dos, et le força à rester allongé.
– Tout doux, mon petit, tout doux. L’amour a un prix. Tu l’aimes, hein, ta blonde... Moi je vais te dire un truc. Je vais rendre service au mec que t’as baisé en partant avec sa femme.
Il lui enfonça soudain le visage dans la boue, pressant encore et encore son crâne contre la terre. L’Argentin se débattit, en vain.
– Arrêtez, je vous en supplie ! hurla la jeune femme.
Veit éclata de rire et la regarda, enfonçant toujours plus Pueblo.
– Arrêtez, arrêtez, je vous en supplie, se moqua-t-il.
Elle voulut s’interposer mais fut retenue par Abramo. Des murmures de peur montèrent des rangs de migrants. Veit prit une profonde inspiration, comme s’il humait de l’air pur.
– La chanson des médiocres, vous captez ça, vous autres ? persifla-t-il en les observant.
– Arrêtez, s’il vous plaît... S’il vous plaît...
La voix de la jeune femme était brisée par le désespoir.
Veit redressa subitement la tête de l’Argentin.
– Regarde, sale garce, regarde ce que tu as fait, cracha-t-il en désignant la face tordue de douleur.
Tu es fière de toi ?
– Je vous en supplie !
Et Veit écrasa de nouveau le visage dans la terre.
Un jour mon prince viendra...
La blonde se mit à hurler, à se débattre comme une furie. Veit ne cessait plus de sourire.
– Vois mon oreille arrachée, vois ce que j’ai enduré sans crier ! Et Jana, tu l’as entendue ? Tu l’as écoutée crever alors que sa peau s’embrasait ?
Veit mit dorénavant tout son poids sur l’Argentin. Il cessa petit à petit de bouger ; ses mouvements prirent la lenteur de l’agonie, du dernier souffle, du dernier râle englouti dans la boue.
– Non, non... c’est pas vrai, ce n’est pas vrai... gémit-elle avant de se laisser glisser par terre, hoquetant de terreur.
Hoffestern lâcha l’homme et regarda ses mains, comme si elles étaient couvertes de sang. Un étrange mélange de dégoût, de haine, de peur et de fascination le submergea. Il se redressa et se plaça devant la femme, les mains sur les hanches.
– Rampe, maintenant. Rampe, cafard !
Elle se traîna avec peine, son visage ravagé par les larmes, suffocante, jusqu’au cadavre.
– Tu es fière de toi ? lui lança Veit. C’est de ta faute s’il est mort... De ta faute !
Il se jeta sur elle et lui colla le déflecteur sur la nuque.
– Tu vas crever, salope, tu vas crever !
La jeune femme cria d’horreur.
Veit hurla à pleins poumons, les yeux fous.
Un jour, on s’aimera...
Il fut brutalement tiré en arrière.
– Arrête, Veit !
Rebecca.
– Qu’est-ce que tu me veux, toi ?
– On a un souci avec l’autre faille. Gabriel vient de m’appeler.
L’Israélienne jeta un regard à la blonde. Au cadavre. Aux visages épouvantés des clandestins.
– Tu devrais te calmer, reprit-elle.
Elle s’approcha de lui et lui murmura à l’oreille :
– Les flics te surveillent. Pas de morts, c’était le contrat de base. Fais gaffe.
Hoffestern secoua la tête.
– Je vais voir ce qui se passe de l’autre côté.
– Patron, on fait quoi du corps de celui-là ?
Abramo désignait du bout du pied le moribond sur lequel pleurait à torrent la jeune femme.
– Il y a des pneus dans la réserve. Brûle-moi ce connard. Ou balance-le de l’autre côté. Et si la fille s’accroche, colle-lui une balle dans le front.
L’Italien acquiesça et Veit prit le chemin de la ferme.
Pour la première fois de sa vie, il venait de tuer quelqu’un.
Quelque chose dansait à la lisière de son esprit. De la honte, peut-être ? Non...
Il poussa les portes, s’assit dans un siège, se tapa un gigantesque rail de coke et enclencha ses implants.
Le Péruvien apparut en projection rétinienne.
– Gabriel ! lança-t-il.
– Patron.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Un souci majeur. Des policiers se sont pointés.
Veit éluda la question d’un revers de main.
– Rank m’avait promis sa protection, je ne vois pas ce qu’ils viendraient faire là-bas sans me consulter.
– Vous n’avez pas compris, patron. Ce sont des flics de Gaïa Nova.
Hoffestern posa les mains sur les accoudoirs et se pencha en avant.
– Comment ça ?
– Oui, patron. Ils se sont déployés en masse de l’autre côté.
– Ils ont traversé la faille ?
Le Péruvien hocha de la tête.
– Non, je ne comprends pas pourquoi d’ailleurs.
– Depuis combien de temps sont-ils là ?
– Moins de dix minutes.
Hoffestern soupira et agita le sachet de coke, l’air pensif. Il regarda ses ongles, couverts de terre ; il sentait encore la pression du crâne dans sa paume. De la vie qu’il avait prise, étouffée dans la fange.
Il releva la tête.
– J’arrive immédiatement.
– Bien patron.
Rebecca entra dans la pièce et s’assit sur le coin de la table.
– Tu vas partir là-bas ?
Il resserra les pans de sa veste noire.
– Toi, tu restes là, répondit-il en vérifiant ses armes.
– Hors de question : tu me payes pour assurer la sécurité de...
– J’ai dit non.
– Prends au moins des hommes avec toi.
Veit enclencha un chargeur et leva les yeux vers elle.
– Je pars seul. Gabriel est toujours dans la planque. Il transmet les infos via les micro-caméras. Vous saurez tout en temps et en heure. Je n’ai besoin de personne.
Alors qu’il s’apprêtait à sortir, Rebecca l’arrêta d’une main.
– Qu’est-ce que tu veux, Veit ?
Il l’observa un long moment et répondit lentement.
– Que tu vives. Si je ne reviens pas, prends le fric, et tire-toi te refaire une vie.
Elle recula.
– Je crois comprendre, dit-elle, en le déshabillant des yeux.
– Tu ne sais rien.
– Tu veux mourir, Veit. C’est si évident...
Il tenta de passer, mais elle le retint de nouveau.
– ... Depuis toujours, en fait. Tu ne veux pas devenir le pire d’entre nous. Tu veux juste disparaître.
– Rebecca, je n’ai pas le temps.
– Pars avec moi.
Il secoua la tête en fermant les yeux.
– Bonne chance, Rebecca.
Veit poussa les portes et se mit à courir sous la pluie. Il trouva la Luftorrad, sauta à l’intérieur, fit rugir les turbines et décolla presque à la verticale. En quelques instants seulement, il fut à la faille. Hoffestern descendit du véhicule, le visage lacéré par les bourrasques glaciales. Ses bottes s’enfonçaient profondément dans la boue. Ses mains serraient les déflecteurs ; des filets d’eau toxique glissaient entre ses phalanges, emportant les traces noires du meurtre.
La faille était plus brillante que jamais dans l’obscurité naissante. Une travée lumineuse d’azur, un rayonnement d’Ailleurs qui avait déchiré le temps et l’espace. Une aberration, une gueule irradiante de promesses : la porte de l’Eden.
Derrière la faille, une armada de policiers.
Veit se plaça en face d’eux, à quelques mètres seulement. Il n’entendait rien, mais il voyait les bouches crier des ordres. Des armes étaient braquées le long de capots si familiers, si étrangers.
Veit s’approcha encore, prêt.
– C’est une illusion, souffla-t-il aux vagues tourmentées de bleu incandescent.
Les flics lui faisaient comprendre de lâcher son arme.
Il sourit.
– Je suis un meurtrier.
Silence dans la nuit brillante.
– Je me déteste, murmura-t-il.
Une douleur étrange comprima sa poitrine ; le feu intérieur, destructeur.
Ich hasse dich...
Veit recula d’un pas et leva les deux déflecteurs.
Il tira sans une once d’expression, ses yeux reflétant le brasier des cartouches, de la béance turquoise tourmentée.
Les flics firent feu à leur tour.
Veit lâcha les deux déflecteurs et tomba à genoux, les bras grands ouverts, acceptant le baiser de la mort. Les yeux fermés, il leva la tête vers les nuages noirs. La pluie giflait son visage, ruisselant le long de son cou, de ses tatouages.
– Tuez-moi...
Mais aucun projectile n’arracha son cœur, sa bouche.
Il ouvrit les yeux et regarda les flics qui tiraient sans s’arrêter.
– TUEZ-MOI !
Le déchaînement de feu ne l’atteignait pas.
Veit baissa les bras et se releva.
– Venez me chercher, cria-t-il.
Mais personne ne se jeta au travers de la porte.
Alors il se mit à rire, à rire, encore et encore.
– Vous ne pouvez pas passer ? lança-t-il
Les policiers tiraient toujours plus. Des officiers le désignaient du doigt.
Veit tourna sur lui-même, amusé.
– Alors, c’est que je dois vivre ? Que j’ai eu raison de tuer ?
Le crépuscule lui répondit dans le vent et le froid. Les éléments s’amusaient aussi, célébrant le nouveau triomphe d’Hoffestern.
Il s’éloigna et remonta dans la Luftorrad. Les mains posées sur les commandes, il réfléchit. Comment était-ce possible ? Pourquoi était-il encore en vie ? Pourquoi les flics ne pouvaientils pas passer ? Etait-ce une question de juridiction ? Non... Peut-être, en fin de compte, mais Veit n’y croyait pas. Et pourquoi les projectiles ne l’avaient-ils pas atteint ?
Hoffestern soupira.
Il tentait de trouver des justifications à quelque chose de fondamentalement irrationnel. Irrationnel, aberrant, impossible.
Oui, impossible.
Il reçut alors un appel sur ses implants et accepta la communication.
– Hoffestern, j’écoute.
– Ernst Rank. Je...
– Vous tombez à point, monsieur Rank.
Le visage du flic projeté eut l’air soudain agressif.
– Ils ont découvert votre deuxième faille.
– J’avais remarqué.
– C’est une très mauvaise nouvelle, Veit. Vous ont-ils vu ?
Hoffestern réalisa qu’il était foutu. Gaïa Nova condamnerait cet accès et demanderait qu’on le foute en taule. Mentir était vain.
– Oui. Vous allez venir me récupérer ce soir, en tenue de guerre ? Me coller au trou ? Baranis ?
Rank secoua la tête, un étrange sourire au coin des lèvres.
– C’est surtout une mauvaise nouvelle pour nous : on va pouvoir faire passer moins de monde.
Veit soupira.
– Je ne comprends pas...
– L’autre faille... La première, a-t-elle été découverte ?
– Non, pas du tout. Elle est cachée, bien moins visible que celle-ci.
Ernst haussa les sourcils.
– Voilà. Continuez le travail. Vous n’êtes rien pour eux.
– Mais Gaïa Nova vous demandera des comptes. Ils voudront me voir pourrir dans une cellule.
– Soyez tranquille. C’est notre boulot. On appelle ça de la diplomatie.
Au fond, Veit n’éprouvait aucune joie, aucun soulagement. Au contraire, il pouvait sentir le danger gronder. Quelque chose d’infiniment plus néfaste, de plus dangereux.
De mortel.
– Vous n’avez pas l’air ravi.
– Je ne suis jamais ravi par quoi que ce soit, Rank.
– Le bon rôle, vous l’avez, Veit. Ne doutez jamais de ça. L’explosion de la population humaine a précipité la crise écologique. Ces failles sont une bénédiction. Gaïa Nova a de quoi s’occuper d’eux. Et malgré leurs recherches, ils n’ont pas détecté toutes les entrées.
– Combien de migrants ont déjà passé les portes ?
– Quarante millions, Veit. Quarante millions...
Hoffestern laissa sa tête retomber sur le siège.
C’était un chiffre proprement inconcevable. Une statistique aride.
– Gaïa Nova finira tôt ou tard par bloquer toutes les entrées.
– C’est pour ça qu’il faut en profiter.
– Mais pourquoi ne renvoient-ils pas les nouveaux venus ?
Le visage de Rank s’assombrit.
– Ils ont besoin de main d’œuvre servile... je suppose. Ou d’esclaves, allez-savoir.
– Leurs nouvelles conditions de vie sont...
– ... Meilleures que celle que la Terre peut offrir.
– Qui sommes-nous, Ernst Rank ? Les vrais ou les faux terriens ?
Le flic eut un imperceptible mouvement de tête.
– Je ne comprends pas votre question.
Veit étira ses lèvres en un sourire narquois.
– Sommes-nous du mauvais côté de l’histoire ?
Rank releva le menton.
– Nous avons tout raté, de ce côté. Eux...
– Et pourquoi ne nous aident-ils pas ? Leurs technologies sont plus avancées.
– Nous travaillons déjà ensemble à l’échange de savoirs. Par ailleurs, ils ne sont pas meilleurs dans tous les domaines. Ils ont simplement régulé leur population. Ça les a sauvés.
– N’est-ce pas ironique ? Nous sommes devenus leurs réfugiés...
– Seriez-vous devenu humaniste, Veit ?
Il détourna les yeux et regarda la pluie filer sur la bulle -conducteur.
– Non, je suis un cynique. Et cette situation est terriblement paradoxale.
– Il n’y a rien de paradoxal. Juste un bon Dieu qui a un drôle de sens de l’humour.
– Dieu est monstrueux, Rank. Dieu est sadique et malfaisant. – Ces failles sont un miracle.
– Et les gamins qui crèvent de leucémie, c’est un miracle? Nous sommes dirigés par le mal. La Bible est un carton de LSD, un moyen de nous le faire oublier.
– Théologie ou pas, continuez de faire votre travail. Nous nous occuperons du reste.
Hoffestern coupa la communication et s’aligna un rail de blanche.
Si Dieu était répugnant, sa fille la cocaïne savait se faire pardonner.
[...]